A propos de Jean-François Bayart, Le plan cul. Ethnologie d’une pratique sexuelle, Paris, Fayard, 2014

Jean-François Bayart est un esprit libre. D’abord, parce qu’il a régulièrement changé d’objet de recherches, changé de « terrain », et changé « d’aires culturelles », mais pour toujours tirer un même fil analytique : la compréhension des systèmes sociaux passe « par le bas« , par les pratiques, par les acteurs en apparence subordonnés, par leurs représentations et leur subjectivation. Cette forme de curiosité intellectuelle lui permet d’échapper à cette inquiétante tendance à la spécialisation qui guette les universitaires, et qui nécessairement transformera nombre d’entre eux en « barbares techniquement compétents », pour reprendre l’expression de Bo Rothstein ; des êtres qui font profession de déconstruire un monde social pour lequel ils n’ont en réalité aucune appétence, et dont l’enfermement sur un même objet pendant la carrière, outre l’épuisement évident du propos, les conduira à être aveugles à tout ce qu’il pourrait y avoir de détestable et de condamnable dans leur société. Une des raisons de la crise du monde universitaire est sans doute à chercher là. Mais passons. J.-Fr. Bayart est en outre un chercheur engagé (il a eu du mal avec l’ère Sarkozy), il tient aussi un blog qui lui permet de réagir à chaud aux événements d’actualité, en échappant à l’interminable temporalité des publications académiques.

Ensuite, dans ce dernier ouvrage, J.-Fr. Bayart travaille un objet largement négligé, voire occulté, par la science politique : le corps, le corps et sa sexualité, le corps comme lieu de médiation et d’appréhension du social. Si on trouve bien quelques travaux épars sur l’émotion en politique, sur le corps du président (vivant ou mort), ou, dans la lignée de Foucault, sur la biopolitique, le corps reste plutôt un impensé. Alors même qu’il est le support de nombre de politiques publiques, et qu’il est le point nodal où se conjuguent le « social » et le « politique » (Bourdieu ne disait-il pas que l’habitus renvoyait à des dispositions incorporées ?). Il y a donc dans ce geste consistant à travailler le rapport au corps et au sexe quelque chose qui fait positivement violence aux pratiques des politistes, en allant sur des territoires qui constituent leur point aveugle. Le titre du livre, cru et d’époque, est aussi là pour bousculer tout ça, et pour s’obliger à dire le mot quand il faut parler du livre…

Enfin, si les sociologues mènent depuis longtemps de grandes enquêtes sur la sexualité des Français, on ne sait jamais s’ils cherchent à dégager la sexualité de « l’homme moyen » (âge du premier rapport sexuel, pratiques les plus répandues, etc.), ou au contraire une variété vertigineuse dont on ne sait que faire. En outre, on imagine sans peine que ces enquêtes sont plombées à la base par des sous-déclarations gênées comme par des vantardises invérifiables. S’éloignant de l’idée qu’il faudrait nécessairement multiplier les témoignages pour approcher du réel, ou constituer un hypothétique échantillon représentatif (de quoi, d’ailleurs ?), J.-Fr. Bayard fait tenir tout son ouvrage sur seulement deux témoignages. Comme quoi.

Soit Grégoire et Hector, deux jeunes hommes, dont J.-Fr. Bayart a longuement recueilli les propos. Ce qui en ressort, sans pouvoir en dévoiler toute la richesse, est d’emblée l’inadéquation entre les catégories établies de pensée ou de pratiques (homosexualité/hétérosexualité) et l’idée que les acteurs se font de leur sexualité et des catégories auxquelles ils pensent appartenir. L’étiquette désignant l’orientation sexuelle écrase la pratique sans la restituer, sans montrer aussi à quel point tout ce qui relève de la sexualité est ambivalent (comme peut l’être le politique, ajoute J.-Fr. Bayart ; pourquoi pas). Grégoire a ainsi une sexualité incertaine, pas très épanouie, et le corps de l’autre lui pose problème. Hector est au contraire très à l’aise avec son corps, monnaye ses prestations, et se conforme à des scripts sexuels qu’il connait et apprécie (dominateur avec les femmes, soumis avec les hommes).

Là où l’ouvrage est actuel, c’est dans la contemporanéité même de Grégoire et Hector, leur maîtrise des codes de drague (gay, notamment), des sites de rencontres, des descriptifs de soi qui marchent à coup sûr, du risque à prendre, même devant un ordinateur (Grégoire utilise l’adresse mail de son école, et parfois croise sur divers sites des gens inscrits là également), pour gagner en liberté. Leur maîtrise du « plan cul » aussi, car tout est là. Le plan cul, c’est l’accord partagé que la rencontre vise la chair et rien d’autre, la satisfaction des sens, la relation éphémère, l’anonymat des corps, l’amusement sexuel, « l’individuation sans sujet » (notion que Bayart emprunte à Deleuze). Le plan cul « 2.0 » surtout, dont les deux jeunes interviewés ont compris toutes les ficelles. Cette « modernité » sexuelle et technologique, c’est comme si les backrooms avaient envahi la toile. Plus besoin de traîner dans les lieux de drague physique, plus ou moins interlopes, la rencontre se fait d’abord à distance, avant de se concrétiser. Et, pour ce qui concerne Grégoire et Hector, c’est plutôt net et sans mauvaises expériences.

Pour autant, ce moment fugace est riche d’effets sociaux plus souterrains : choisir ses vêtements, leurs matières, jusqu’au fétichisme, parler à l’autre parce que c’est l’étape obligée, subvertir l’ordre social en couchant avec quelqu’un qui est au-dessus de sa condition. Il n’est pas non plus univoque. Ce n’est jamais le même plan cul, non pas parce que la pratique diffère, mais parce que tout diffère chez ses protagonistes. C’est donc leur singularité qu’il faut restituer. Et c’est l’enjeu du livre : ne pas poser une biographie linéaire du sujet, une identité fixe qui dicterait sa conduite, mais travailler ses discontinuités, auxquelles les plans cul participent. La biographie se fait alors « abiographique », biographie sans sujet, ou d’un sujet qui n’existerait que dans des « plans », dans des événements instantanés, dont la rencontre, qui se noue entre des êtres distincts qui, à ce moment, font s’absenter le monde social et ses pesanteurs. Partir de la rencontre sexuelle (ou de celle de l’enquête ethnographique !), c’est partir « du bas » pour dire les catégories indigènes, pour dire l’hétérogénéité qui caractérise les fonctionnements sociaux, sans identité donnée, sans classe ou conscience de classe surplombante, sans évidence de qui est dominant et qui est dominé. Pour autant, il reste difficile de penser ce qui fait liant entre ces plans successifs. En changeant d’échelle, ne verrait-on pas ce qui fait continuité chez les individus ?

Pour J.-Fr. Bayart, ces libres pratiques dévoilent une part de dissidence dans une société travaillée par le « national-libéralisme », selon son expression (sans qu’on sache bien ce que vient faire là le mot « national », si ce n’est par rapport à une globalisation plus ou moins vécue) qui exige des individus une reproduction de l’ordre bureaucratique et capitaliste. L’idée que la seule injonction à des pratiques ou à des identités vient d’en haut est un peu rapide. Même s’il se fait le chantre de cette dissidence, J.-Fr. Bayart demeure étrangement attaché à l’ordre juridique et à la loi qui vient acter des évolutions en matière de mœurs, et entériner les subjectivations (à croire que le national-libéralisme n’est pas si puissant que ça). Il aurait pu être davantage foucaldien : en matière de sexualité, que chacun existe dans les nuances de gris qui lui siéent !

13/03/2015