Gérald Bronner, La démocratie des crédules & La planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF, 2013 & 2014.

Gérald Bronner fait œuvre de science. C’est-à-dire qu’il rappelle l’importance et la légitimité du discours scientifique dans la cité, contre d’autres discours devenus dominants, ceux des médias, de leurs invités interchangeables, des stars (Marion Cotillard s’exprimant sur le 11-Septembre…), mais aussi le discours commun, la vulgate devenue le tout, ou les discours des fameux « profanes » des sciences sociales devenant experts de ce qui les entoure, ou reconduisant des formes abâtardies de discours dominants, jusqu’à en faire des certitudes et des croyances pour eux-mêmes. G. Bronner rappelle que la science n’est pas que discours, elle est aussi temps, un temps que nous avons oublié. Précisément, la temporalité de la science est, comme la temporalité politique, une temporalité longue ; celle des expériences, des erreurs, des tâtonnements, des publications indéfiniment relues, discutées, publiées par les pairs. La vérité scientifique est le résultat de la dernière expérience, pourrait-on en dire, en déformant un propos d’Oscar Wilde*. C’est pour cette raison que le discours scientifique admet être un discours de l’incertitude, de l’inachèvement, de la discussion, et donc de la remise en cause. La critique scientifique des résultats scientifiques est une des dimensions du libre exercice de la raison critique qu’évoque Habermas à propos de l’espace public. Mais on peut chaque jour mesurer à quel point les certitudes les plus construites ont envahi la sphère publique, comme s’il fallait, pour « s’y retrouver », des piliers insusceptibles d’être remis en cause ; or ce sont les certitudes qui font s’absenter le débat.

Les deux derniers ouvrages de Gérald Bronner, La démocratie des crédules et La planète des hommes. Réenchanter le risque, ne sont pas faits pour ceux qui veulent habiter les certitudes ou ne connaissent plus la valeur du discours scientifiques. Car G. Bronner réexamine et taille en pièces quelques-unes des impostures anti-scientifiques de ces dernières années. L’affaire Séralini est à cet égard symptomatique. En 2012, Gilles-Eric Séralini décide de court-circuiter l’obligation de publier ses résultats d’expérimentations d’abord dans des revues scientifiques (où ses écrits auraient été vérifiés en amont par des pairs), pour proposer ses résultats à la presse. L’homme a travaillé sur les effets d’un OGM sur des rats, et les photos spectaculaires de cobayes au corps horriblement déformé qui accompagnaient ses propos sont restées dans les mémoires (voir plus bas pour un rappel). Le problème est qu’en jouant de la concurrence propre au champ journalistique, de la course au scoop (un journaliste prendra-t-il le risque de ne rien publier sur cette question et d’être doublé par des confrères, en attendant que les résultats soient confirmés par la communauté scientifique ? La réponse a plutôt été négative…), Séralini a obtenu une médiatisation massive de ses résultats, accroissant la peur des OGM, sans laisser le temps à d’autres experts de le discuter (il était invité sans contradicteurs sur les plateaux télé), ou simplement de réagir  ; lesquels experts ont d’ailleurs ensuite émis des doutes sur la fiabilité de son protocole expérimental. Sauf qu’entre-temps le mal était fait.


Photos illustrant un article de Sylvestre Huet dans Libération, revenant sur la polémique.

Même mécanisme d’emballement dans le cas de la « vague de suicides » chez France Télécom en 2009-2010 où, souvent pour des raisons politiques ou idéologiques, la dénonciation d’un management meurtrier a été systématique. Il s’est agi là, pour un certains nombre d’acteurs qui font profession de « lanceurs d’alerte », de pointer les ravages de méthodes inhumaines de cette entreprise, et de nombreuses autres. Aucune prudence dans cette matière aussi sensible que les causes du suicide (Durkheim n’avait-il pas choisi justement cet objet pour sa complexité et la possibilité de le ramener moins à un acte individuel qu’à un effet individualisé de formes sociales plus larges…?). G.Bronner montre que d’autres pistes ont été délaissées, comme dans le cas d’un jeune employé de France Télécom qui avait laissé une lettre évoquant des déboires sentimentaux, sans que ce soit considéré comme signifiant. Le mécanisme de politisation à l’œuvre, notamment dans une entreprise dont les syndicats sont actifs, n’est pas pris en compte par les médias, qui ne voient que les faits bruts, en attelage avec leur explication monocausale efficace. J’ajoute que cet attelage fabrique littéralement le « récit » des suicides, dont il ne sera plus possible de sortir ensuite. Ce récit est aujourd’hui une croyance bien ancrée. Chiffres à l’appui, G.Bronner montre d’une part qu’il n’y a pas plus de suicides chez FT en 2009-2010 qu’au début de la décennie, sans que ces suicides-là aient été médiatisés ; d’autre part, que le taux de suicide chez FT, compte tenu de la taille de l’entreprise, n’est pas supérieur au taux de suicide national.

Tout concourt à construire comme avérées des explications imprudentes. L’individualisation de l’accès aux connaissances, notamment par le biais d’internet, ne faisant que reconduire cet état de fait. Dans nos sociétés, ce que G Bronner appelle le « libéralisme cognitif », c’est-à-dire l’accès démocratique à l’information, est subverti par un autre mécanisme qui est le « biais de confirmation ». Un citoyen se posant des questions sur le déroulement des attentas du 11-Septembre, et qui entreprendrait des recherches sur Internet, tomberait de manière massive sur les sites conspirationnistes qui occupent le terrain. Avec pour effet, soit de confirmer ses doutes, soit de l’amener vers ces explications, même s’il ne voulait pas y aller initialement. Le nivellement des sources sur internet fait qu’un site complotiste sera tenu pour aussi fiable qu’un site scientifique. D’autant que face à cette concurrence, les scientifiques n’ont pas d’intérêt académique ou personnel à prendre du temps pour la démonter, et laissent filer… Si bien que « la structuration de l’offre, notamment, est, sur certains sujets, largement plus dépendante de la motivation des offreurs que de celles des demandeurs. » (La démocratie des crédules, p.76). Ces offreurs finissant par construire un « oligopole cognitif paradoxal » où leur seule parole domine.

Souvent d’ailleurs une parole d’inquiétude à l’égard de la science, ce que G. Bronner appelle un « précautionnisme » (La démocratie des crédules, p.207), marque d’une « hypocondrie collective » (La démocratie des crédules, p.260), partagée donc par les simples citoyens que l’on sollicite désormais régulièrement sur des questions scientifiques complexes. Avec souvent pour effet une « mutualisation » des incompétences ; et l’on rappellera au passage que les premiers travaux de G. Bronner portaient essentiellement sur les mécanismes cognitifs d’adhésion aux rumeurs, au « théories » du complot, et aux explications les plus simplistes du monde social. C’est le triomphe d’une idéologie « démocratiste » qui « considère que chacun, quelle que soit sa compétence, a le droit de s’exprimer sur tous les sujets » (La démocratie des crédules, p.258). Idéologie démocratiste qui, mécaniquement, démonétise le discours scientifique.

Dans le discours précautionniste, et dans son pendant plus dur d’une véritable défiance à l’égard de la science, la modernité nous aurait dénaturé et l’ère de « l’anthropocène » mettrait notre monde en danger. Ces dernières décennies ont ainsi vu le développement d’un anti-humanisme (sur le mode : « sans les hommes, la Terre irait mieux »), d’une « anthropophobie » (La planète des hommes, p.31), où l’on pourrait par exemple ranger l’antispécisme, et d’une approche revancharde des rapports homme-nature (cette fois-ci sur le mode : « la nature se vengera »). Ce n’est plus simplement l’idée d’une « science sans conscience » qui prédomine, mais désormais la démarche scientifique elle-même qui, dans les scénarios du futur, ne peut qu’écrire la catastrophe. Il s’agit d’un discours « réactionnaire » au sens d’Albert Hirschman, qui n’envisage que les effets pervers ou la mise en péril des acquis, provoqué par tout progrès scientifique (tel vaccin est accusé de provoquer une grave maladie, etc.). G.Bronner y voit une « idéologie d’intimidation » à l’égard de la science. Les hommes seront punis pour leurs audaces, dit le discours de la deep ecology, qui n’envisage la science que dans une confrontation avec la nature. Pour ma part, j’associerais ce discours à la « dépossession » dont parle Marcel Gauchet à propos des religions, car le mécanisme en est identique : la faculté créatrice de l’homme ne lui revient pas, parce qu’elle est possédée par une instance suprême et crainte, qui est en réalité à la source de ces inventions (discours religieux), ou parce qu’elle ose affronter la nature, dont il faudra là aussi craindre la revanche (discours politique). Dans tous les cas, c’est la quête humaine de dépassement qui fait problème, comme si l’homme ne pouvait que mal faire.

Et si l’on sortait du discours alarmiste sur la science ? De l’inaction (sur le modèle de Bartleby, « I would prefer not ») à laquelle conduit mécaniquement la dénonciation du progrès scientifique ?  Il faudrait rappeler alors la nécessité de prendre des risques, rappeler les bienfaits de la science (recherche médicale, allongement de l’espérance de vie, électricité, informatique, etc.), et rappeler enfin que la technologie est riche de promesses. L’activité scientifique est une activité publique, publicisée, démocratisée, soumise au libre exercice de la raison, dont les résultats et les discours peuvent garder cependant une place à part dans le débat. Surtout dans une époque où nos croyances se confondent avec notre raison.

 

*La citation exacte est : « Qu’est-ce que la vérité ? (…) En matière de science, c’est l’ultime sensation. » (Aphorismes, Mille et une nuits, 1995)

12/04/2015