« Il est temps de te ramener parmi les vivants.
J’espère que tu es prêt parce que c’est un spectacle de merde. » 
Amantha Holden

Rectify, série américaine créée par Ray McKinnon et diffusée par Sundance Channel, dont deux saisons ont été diffusées à ce jour (la troisième est en cours), m’a été conseillée par plusieurs amis. Essentiellement parce que son argument principal – un condamné à mort quitte le couloir de la mort suite à des tests ADN – renvoie à certaines de mes recherches sur le sujet. De fait, cette série autorise diverses entrées analytiques : comment se fabrique une erreur judiciaire ; comment un homme enfermé pendant vingt ans revient-il à la vie ; et comment peut-il à nouveau, ou non, faire partie de la communauté ; mais surtout, et c’est ce qu’explore intimement Rectify, comment la « présence de l’absent » perturbe et transforme l’univers familial qui l’accueille ? Un peu à la manière du Théorème de Pasolini, auquel la série emprunte l’idée que l’arrivée du mystère, en la personne de Daniel Holden, survivant miraculeux, révèle violemment les personnages à eux-mêmes ; tandis que Daniel lui-même peine à retrouver une place quelconque ou à saisir ce qui s’est passé le soir du meurtre de la jeune fille qu’il aimait, Hanna, pour lequel il a été soustrait au monde des vivants.

Série « délocalisée » au Sud, ici en Géorgie, comme True Blood ou True Detective, Rectify joue de l’éloignement de la grande ville pour explorer le fonctionnement villageois, au contrôle social permanent, et, façon Twin Peaks, les secrets et le surnaturel qui affleurent à la lisière du monde. Daniel est un personnage qui se dérobe, jugé « étrange » par ses concitoyens, même avant le meurtre, mais en tout cas d’une extrême sensibilité. C’est un être traversé par mille sentiments, avec une conscience confuse qu’il trouble ceux qui l’entourent, à commencer par Tawney (la femme du fils de son beau-père…) . Plus la deuxième saison avance, et plus Daniel perçoit l’impossibilité de s’ancrer dans la ville du crime et dans sa vie d’avant. Au moment même où la procureur lui propose un plea deal qui prévoit précisément un bannissement de tout l’Etat. C’est un homme qui ne s’aime plus, notamment parce que sa conduite n’a pas été irréprochable depuis sa sortie. Et le « I’m not a good person », qu’il lance à Tawney, sonne comme le « I’m not a good guy », que lâche Kevin Garvey dans The Leftovers, lui aussi en présence d’une femme (les deux séries sont absolument contemporaines).

Emmanuel-Taieb-blog-Aden-Young

Daniel’s trip

Au-delà des références à d’autres séries, Rectify possède sa propre voix. On ne peut qu’être frappé à la fois par la lente temporalité déployée pour signifier le retour à la vie de Daniel, et par l’extrême pudeur des sentiments de tous les personnages (au passage, c’est remarquablement interprété ; Abigail Spencer forever !). Chaque épisode correspond peu ou prou à une journée, depuis la sortie de prison de Daniel. Toute la première saison prend le temps d’observer ses petits gestes infinis pour se réapproprier les lieux, les gens, et pour redécouvrir les sensations de son corps. Un épisode le voit ainsi lancer les plumes d’un coussin qui retombent en neige sur lui. Dans le même épisode, on voit son pied appuyer sur la moquette en sortant de la chambre. Manière de rejouer encore et encore la sortie du couloir de la mort plus doucement, et de s’assurer de la tangibilité des choses. Dans un autre épisode, Daniel se fait baptiser, pour, dit-il, être vraiment purifié, lui qui n’est même pas sûr d’être vivant. Etranger à lui-même, Daniel reste étrange à regarder, chutant et se relevant comme un enfant trop vite grandi, balloté de rencontres énigmatiques en états vaporeux. Nombre de plans commencent par Daniel semblant sortir d’un profond sommeil ; réveils chaque fois difficiles au monde. Nombre d’autres plans donnent à voir son visage touchant, et les mille variations de son for intérieur. Ce mouvement commence dès le premier épisode, où l’empathie parvient à être totale avec cet homme extrait d’une mort certaine, alors que le personnage vient à l’instant d’être introduit.

Rectify est une série qui prolonge le dialogue ou la scène, là où d’autres auraient coupé court. Et c’est justement ce mot de trop, ce moment de trop, ailleurs jugés embarrassants, qui permettent d’aller sur des terrains inexplorés, remuants pour le spectateur. Dans l’épisode 1×4, une ancienne amie, Susan, l’entraîne dans son salon de coiffure, et lui dit qu’elle a toujours pensé que s’il sortait elle s’offrirait à lui. Elle le lui dit frontalement, et se sent ridicule. Sa proposition est suspendue quelques secondes, puis Daniel accepte. Rectify déjoue systématiquement la réaction attendue, laisse s’installer le malaise, puis le dénoue via une action surprenante de Daniel. Tout tient dans le refus de Daniel de considérer quoi que ce soit comme étant incongru, de ne pas juger les autres, d’accepter leurs raisons, même si ce sont des vicissitudes. Revenu d’entre les morts, il pardonne les vilénies, et souffre en silence.

Emmanuel-taieb-blog-Daniel-Tawney

Daniel et Tawney dans la chambre rouge

A l’image de son personnage principal, Rectify est une série pudique. On économise sa parole, on s’y épanche peu, sauf quand le lien entre deux personnages est fort (Daniel-Tawney), on rit peu aussi, tout est en retenue, comme au bord du précipice. Daniel semble dire qu’autre chose existe, un monde où la mort aurait triomphé, où rien n’aurait de sens, où ce qui est vécu n’est que le « rêve d’un homme mort » (ce qu’il dit avoir ressenti avant son baptême), une longue absence. Peut-être que Daniel n’est jamais sorti de prison, ou n’en sortira jamais, y ayant vécu la moitié de sa vie, y revenant sans cesse par de longs flash-back, qui montre un couloir de la mort blanc et flottant (une véritable « période blanche » dans la vie de Daniel…), délivrant surtout des expériences désagréables (agression, tabassage, destruction de livres). Rectify explore la possibilité que l’expérience même du monde soit un emprisonnement ; auquel cas Daniel ne ferait que rappeler cette butée de la conscience aux autres personnages, qui n’ont plus d’autres choix que de se cogner aux murs. De nombreux plans les montre d’ailleurs hagards et le regard perdu. Comme Daniel, ils paraissent tous vivre et parler dans un souffle.

26/07/2015