Rien à voir en apparence avec True Detective, mais j’ai regardé la première saison de l’adaptation britannique de House of Cards (qui date d’il y a vingt ans), et le réalisateur y multiplie les plans de rats à proximité des lieux de pouvoir. Manière de dire que les élites du royaume sont corrompues, et qu’il y a quelque chose de pourri au Royaume-Uni. Dans la deuxième saison de True Detective, comme dans la première, les âmes sont souillées, et les mondes obscurs tapis aux lisières des endroits habités, près des non-lieux, des échangeurs d’autoroutes, dans cette petite Babylone qu’est la ville fictive de Vinci. A ces mondes secrets, entre la lumière et les ténèbres, on accède par de rares points d’accès, la grotte de la saison 1, et peut-être ici l’une de ses villas isolées où des notables avilis s’adonnent à des bacchanales de chairs indistinctes façon Eyes Wide Shut. L’accès aux mondes de la lumière est plus délicat, peut-être Bezzerides dans le bateau qui la conduit au Vénézuela. Mondes derrière les mondes ; soit le fantastique.
Quelques références à Lynch encore dans cette saison, par exemple la petite chanteuse du bistrot glauque (même si ça manque de magie), mais le fantastique est ailleurs, dans la mise en scène d’hommes déjà morts, déjà finis, que l’on prend après la chute, dans leur croyance vaine qu’ils vont remonter la pente. Ils continuent de marcher comme des somnambules, tels Frank Semyon mortellement blessé, couché sur la sable brûlant du désert, mais qui l’ignore encore et tente de mimer la scène de retrouvailles qu’il avait organisée avec sa femme. True Detective saisit ses personnages dans leur quarantaine, lorsqu’ils devraient être assis et accomplis, alors qu’en réalité ils se cherchent encore comme fils et comme pères. Bezzerides est en conflit avec un père perché, dont l’enfermement est redoublé par l’excentrement de la petite communauté qu’il dirige et où il vit apparemment depuis des décennies. Les pères de Velcoro et Semyon font des apparitions, dont l’une spectrale, pour marquer tous les points de butée avec leurs fils. Et la mère de Woodrugh dépouille son fils et le castre.
On se demande d’ailleurs pourquoi la série s’encombre d’une intrigue policière embrouillée, quand sa thématique principale se tient ailleurs : celle de l’impossible paternité et filiation des hommes, et leur prise en main par les femmes. True Detective acte de la fin des hommes, de la croyance en une seconde chance, et d’une possible transmission des leçons de vie. Semyon ne peut pas avoir d’enfant avec sa femme Jordan. Velcoro écrase et inquiète son fils, en voulant l’éduquer dans de franches valeurs de virilité. Fils dont il se refuse à imaginer qu’il pourrait être le fruit d’un viol, tandis que son ex-femme demande un test de paternité. Velcoro accepte même de renoncer à voir son fils, à condition que son ex-compagne ne lui révèle jamais s’il en était ou non le père (dans les derniers plans, cette information sera tragiquement donnée). C’est d’ailleurs en voulant voir une dernière fois son fils, puis en lui faisant un salut martial, qu’il signe son arrêt de mort. Quant à Woodrugh, tenaillé par son homosexualité cachée, il ne verra pas son enfant grandir. Tous sont des pantins perdus, ballotés dans une enquête qui les dépasse. Seule Antigone Bezzerides s’élève, comme son nom l’y prédestine, contre l’avilissement des âmes, et refuse d’être une chose. La seule fois où elle est réifiée, déguisée en prostituée pour infiltrer l’univers des notables, elle vomit, et traverse un moment cathartique qui lui livre les secrets de la colère qu’elle porte depuis son enfance. C’est elle qui enfantera finalement, hors des Etats-Unis, élevant son fils avec la femme de Semyon, dans un couple féminin inattendu.
Toute la saison fonctionne sur le pressentiment de cette disparition des hommes. Pressentiment que les femmes ont, quand les hommes s’entêtent. Semyon ne fait que tout perdre, jusqu’à la destruction finale de ses biens, puis de lui-même. Jordan Semyon sait comment tout cela fonctionne. Elle a vu tous les polars. Elle sait que la femme du chef mafieux finit toujours veuve. Qu’il y a toujours un « Benny Blanco from the Bronx » qui vient frapper quand on ne l’attendait plus (là, il y en aura plusieurs). Elle sait que le cinéma de genre est le père historique des séries, et que les codes de la narration où son personnage se trouve en sont intégralement tirés. Elle sait à cet instant qu’elle est une citation. Elle sait enfin que le seul moyen pour que Frank vive est qu’il parte avec elle sur le champ, sans essayer de régler les derniers comptes. Mais il ne le fera pas, à cause du code des gangsters, et à cause du code du genre. Il mourra de ne pas avoir voulu donner la seule chose qu’il lui restait, ses vêtements ; peut-être le dernier oripeau à garder pour que la série vive comme forme.
Le pouvoir passe donc aux femmes. Pouvoir d’enfanter, bien sûr, mais aussi pouvoir de dire qui est le père (ce que fait l’ex de Velcoro), et pouvoir de défendre la famille, comme dans ces plans où Bezzerides transporte à la fois son petit enfant et son couteau de chasse fétiche. Nul besoin des hommes désormais. Ils n’auront fait qu’organiser leur propre disparition. Bagages sur l’épaule, Bezzerides et Jordan partent fonder un nouveau monde.
A lire aussi ou à regarder :
-Pierre Sérisier, True Detective – Un manque de personnalité, 11/08/2015
-L’émission After Show sur YouTube qui revient sur chaque épisode.
– The Hidden Meaning of True Detective Season 2, pour les fans de symboles et de références cachées.
12/08/2015
je trouve ton intuition très bonne sur la chute inexorable des hommes : ils sont tous foutus d’avance, perdant dès le départ sans que cela soit forcément visible. le poids de leurs traumas passés va les rattraper. l’enquête n’est pour chacun que la cristallisation d’une défaite qui est antérieure à l’histoire racontée. un petit feeling un peu Ciminesque façon Année du Dragon peut-etre…
Entièrement d’accord. La spectateur ne fait que regarder les hommes tomber… Ils sont effectivement foutus, paumés, devenus des automates, et dans les scènes au café, Vaughn et Farrell jouent leurs personnages avec des mouvements lents, lourds, robotisés. Ce café est sans doute d’ailleurs un lieu suspendu entre le monde des vivants et celui des morts, un purgatoire pour eux. On pense à un moment qu’ils vont se refaire, comme Semyon qui y croit jusqu’au bout et s’en donne les moyens. Mais définitivement rien ne marche… Tout s’est joué en effet avant même que l’action de la série ne commence. Ce sont des personnages qui n’auront pas de temporalités autres que le présent (tragique) et le passé ; no future !
J’aime assez l’idée du Cimino de l’Année du dragon, où l’idéalisme n’a pas sa place, et où les forces en action sont trop puissantes pour les simples flics.
J’ai un superbe article grâce à vous
Content que l’article vous ait plu !