Autant prévenir tout de suite les amoureux de la capitale des Alpes, ce papier ne sera que modérément enthousiaste sur Grenoble. Mais il s’agit surtout ici de restituer quelques observations après huit années sur place, et de s’interroger sur ce que peut être la forme d’une ville, son « esprit », et ses limites, naturelles ou imaginaires. Il s’agit aussi de comparer la cité à Paris ou à Lyon, donc d’autres villes ; ce qui, somme toute, n’est pas illégitime.

Trois spécificités urbaines

Grenoble est une ville qui ne fonctionne pas d’un point de vue urbain. Si sans doute la beauté ou la laideur architecturales sont une affaire de goût, ce n’est pas sur l’esthétique des immeubles grenoblois que se situe le problème. Il se situe d’abord dans la concentration de toutes les activités dans un centre relativement réduit, qui comprendrait l’hyper-centre, quelques quartiers emblématiques (Saint-Bruno, Championnet, l’Ile-Verte), et s’arrêterait au Sud avec la ligne du tram C. Cette dernière marque une limite forte, et en fait reconduit une « frontière » plus ancienne, celle des fortifications qui se tenaient là ; sans parvenir à faire quartier, comme si le tram venait lacérer toute tentative de relier les quartiers sud au centre (fonction dévolue au tram A, mais il ne passe pas partout). Le tram C relie la ville au campus et aux communes limitrophes, mais il empêche la constitution de quartiers autonomes dans le Sud de la ville (seule la rue de Stalingrad tire son épingle du jeu, mais sans folie non plus). Quant à la « banlieue », celle des rues sans commerces et des grands ensembles, elle paraît commencer juste là, dans la ville même ! Tout est donc excessivement découpé, excessivement séparé. A Grenoble d’ailleurs, il n’y a pas d’arrondissements, mais des « secteurs », comme du temps de Berlin divisé… Ambiance. Mais je ne crois pas avoir jamais entendu quelqu’un dire qu’il habitait le secteur 1 ou le secteur 2. Les découpages administratifs ne disent rien des pratiques d’appropriations locales, et ne génèrent aucun sentiment d’appartenance.

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Un immeuble géant des grands boulevards

Ensuite, les flux piétonniers sont eux aussi concentrés, reprenant ces mêmes découpages. Le week-end, les visiteurs venus des alentours se ruent vers les voies piétonnes de l’hyper-centre, dans un flux continu, mais délaissent les quartiers contigus (Antiquaires, Championnet, Caserne de Bonne). Avec pour effet classique de favoriser les grandes enseignes nationales et les franchises, toutes présentes au centre-ville, et mécaniquement de délaisser les commerces indépendants, dont la fragilité est accentuée. Ces flux fabriquent une « périphérie » où beaucoup de locaux commerciaux fermés ne retrouvent pas preneurs. Les riverains disent généralement que c’est parce que le lieu est « mal placé ». Mais vu le nombre de commerces vides, on finit par se demander si ce n’est pas toute la ville qui est mal placée !
En tout cas, le samedi après-midi, le contraste entre les rues piétonnes bondées, et le peu de monde rue Lakanal, rue Thiers, ou rue du Dr Mazet, est saisissant. A cet égard, le cours Gambetta, et sans doute la place Victor Hugo, se dressent aussi comme des obstacles à traverser. Le cours Gambetta, la rue Agutte Sembat et le cours Jean Jaurès constituent autant de grandes brisures, autant d’aspirateurs à voitures, qui lacèrent la ville, et là aussi empêchent de relier les quartiers entre eux. On y ajoutera la voie ferrée, complètement en surface, avec ses ponts, ses tunnels et ses piliers. Du reste, on peut se promener place Victor Hugo sans savoir que d’autres quartiers existent, puisqu’aucun panneau municipal ne les indique, ni non plus les lieux culturels. Il faudrait un jour imaginer un façonnage des flux piétonniers qui invente un parcours en boucle de l’hyper-centre au quartier de Bonne, voire un parcours plus ambitieux qui inclurait la MC2 et le nouveau parc qui se construit devant elle (pendant longtemps, en face de ce lieu culturel, il n’y avait qu’un grand terrain vague).

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Un autre immeuble géant des grands boulevards

Enfin, une intuition est que les architectes qui ont bâti Grenoble ont reproduit ce qu’ils avaient sous les yeux : les montagnes ! Ils ont ainsi refait à l’intérieur même de la ville la forteresse qui l’environne. En construisant des immeubles anormalement grands formant de nouvelles murailles (les trois tours de l’Île Verte, les premiers gratte-ciel de la place Condorcet, les immeubles des grands boulevards, qu’un de mes collègues appelait, avec mauvais esprit, « l’avenue du Socialisme triomphant ») ; en construisant dans le quartier Hoche des immeubles dont l’aspect rappelle celui d’une chaîne de montagnes, et qui produit des effets identiques d’enclavement, ici du quartier. Certains immeubles grenoblois donnent ainsi le sentiment d’avoir trop poussé sous l’effet d’une brutale secousse. Entre les rues immenses qui séparent les quartiers et les hauts immeubles qui les enceignent dans un second temps, difficile de trouver une quelconque harmonie urbaine. La cité paraît jalouse de son enfermement. Ainsi, la voie ferrée entre Grenoble et Lyon, abîmée et lente, censée desservir la ville est en fait ce qui l’enclave (on met 1h20 en TER pour parcourir 100km…). Il faudrait mesurer jusqu’à quel point ce relatif isolement modèle les horizons de pensée, comme les horizons de recherche. Sur ce dernier point, si le campus est très agréable et bien desservi (deux trams et des bus), il ne rayonne pas sur le centre-ville, et il n’y a ni Quartier latin, ni même un café dédié où pourraient se prolonger les discussions entamées à Saint-Martin d’Hères. L’idée, un temps, de Sciences Po Grenoble d’avoir une annexe en ville était plutôt intéressante, tant il paraît important de reconnecter le monde universitaire et le centre-ville. Il est en outre intéressant de noter que si le tram B a pour vocation nouvelle de relier deux extrêmes, le campus des sciences dures et le campus des sciences humaines, le centre entre les deux campus est faiblement pensé comme lieu de savoir.

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Surlignée en rouge, la ligne continue d’immeubles du quartier Hoche ressemble à une chaîne montagneuse

Lignes de clivages

Cela ne semble gêner personne, comme ne gêne personne le peu de réflexion esthétique sur l’aménagement (à l’exception récente de la place Marval). Le parc Paul Mistral ressemble à une friche industrielle, certaines rues de l’hyper-centre, sans trottoirs, donnent un sentiment de désordre. Faute de stationnement en sous-sol (le sol est trop meuble), Grenoble tolère un stationnement en surface qui a disparu de nombre d’autres villes (y compris sur les trottoirs !). De jolies places sont en fait de grands parkings à ciel ouvert (place Vaucanson, place de Metz ; la place de Brulle a été récemment redonnée aux piétons). Certaines places n’en ont que le nom, d’ailleurs. La place de l’Etoile est ainsi un croisement entre deux rues. La place Championnet est un petit terre-plein ; la place Condorcet, un carrefour. Rien ne les matérialise jamais. Comme si l’installation d’une fontaine, d’une sculpture, d’un rond-point central un peu visible, était toujours hors de portée. Sans doute fait-on prévaloir la fonctionnalité à l’esthétique. Et c’est cette même fonctionnalité qui fait que les décorations de Noël sont laissées en place toute l’année, mais éteintes, et rallumées seulement pendant la période des fêtes. C’est plus économique… On notera aussi l’inesthétisme des panneaux municipaux qui ont remplacé les colonnes Morris quand la nouvelle équipe municipale, menée par Eric Piolle, a décidé de supprimer l’affichage publicitaire en ville. Cette « politique » avait d’ailleurs commencé avant l’élection, à l’initiative de quelques-uns, avec des arrachages sauvages d’affiches, y compris pour des manifestations culturelles ou des films.

Nouveaux panneaux remplaçant les colonnes Morris

Nouveaux panneaux remplaçant les colonnes Morris

A cet égard, Grenoble est une ville militante, ou peuplée de militants, une intéressante alchimie, qui sécrète des contraires se nourrissant de leur rivalité mimétique : le Commissariat à l’énergie atomique vs le désir de nature, ou encore l’innovation technologique et ses détracteurs anonymes du groupe (groupuscule ?) Pièces et main d’œuvre, qui craignent une science sans conscience.
Les deux derniers maires cristallisent la sociologie de la ville. Michel Destot (PS) était passé par Sciences Po Grenoble avant de faire des études d’ingénieur, et c’est un alpiniste chevronné, qui relate ses exploits montagnards sur son blog. Le nouvel édile, Eric Piolle (EELV) a fait également, des études d’ingénieur à Grenoble, a travaillé chez Hewlett-Packard, a monté une petite entreprise, et, lui aussi est un passionné de montagne…
L’homme et son parti ont bien travaillé lors de la campagne municipale. Alors que l’équipe socialiste, menée par Jérôme Safar, adjoint à la culture puis aux finances de Destot, et son héritier politique désigné depuis longtemps, installait un QG de campagne excentré et refermé sur lui-même, Piolle investissait un QG dans les rues piétonnes, en faisant une sorte de maison des citoyens. Son équipe a en outre tracté partout, là où Safar, apparatchik déjà « usé » avant d’avoir pris le poste, comptait essentiellement sur la tradition socialiste de la ville et le bilan sans drame de Destot. La liste ELLV-PG de Piolle a du lui apparaître inexpérimentée et bricolée (des membres d’une liste citoyenne y avaient été intégrés), et, les désaccords idéologiques (que l’on retrouve au niveau national), l’ont poussé à refuser une fusion des listes au second tour, où il était arrivé deuxième. La fibre écologiste vibrait depuis un moment, de toute façon, dans mille pratiques grenobloises. Piolle a sans doute bénéficié du vote de déçus du socialisme (local, avec le projet contesté de la rocade nord, et national), et apparemment des quartiers populaires du sud de la ville, où le PS a pâti du fort taux d’abstention, et où, murmure-t-on la judéité prétendue de Safar lui aurait aliéné des votes ; ce qui serait assez grave si c’était avéré… (pour une vision générale, on renvoie à l’analyse électorale de Simon Labouret).

Fils électriques à un croisement où ne passent ni trams ni trolley-bus (angle Vizille-Chorier)

Fils électriques à un croisement où ne passent ni trams ni trolley-bus (angle Vizille-Chorier)

Il serait difficile de démêler ce que la forme urbaine produit ou vient acter, mais toujours est-il que la ville ne fonctionne pas aussi parce que les groupes sociaux s’y mélangent peu. Les 60000 étudiants sont, par définition, un groupe de passage, qui s’installe un temps, consomme dans des lieux dédiés, ne vote pas sur place, puis s’en va ; faute d’un bassin d’emplois suffisant pour l’absorber localement. Les étudiants sont peu en contact avec les jeunes du coin, dont ceux issus des classes populaires coincés dans des quartiers périphériques. J’ai souvenir d’un épisode où une voiture immatriculée 38 déboule dans le centre-ville, musique à fond, conducteur et passager portant des lunettes de soleil et un jogging coloré, du même âge que des étudiants sur le trottoir, dont l’un dit à ses amis : « Voilà les locaux ».
Beaucoup d’ingénieurs dans la ville, beaucoup d’universitaires, mais guère de cadres, de pubeux, de travailleurs du secteur tertiaire, d’artistes aux looks fous. Pas mal de punks à chien.
Chacun ses quartiers chacun ses pratiques. Après les spectacles à la MC2, l’arrêt du tram A voit sa station bondée pour repartir vers le centre-ville, et en face sa station vide pour repartir vers la Villeneuve. La ville repose sur cette cohabitation, plus ou moins pacifique, entre des groupes qui s’ignorent en partie et se déploient dans des lieux différents. Seuls les étudiants, et les sportifs-cyclistes-randonneurs-skieurs (ça fait du monde), peuvent investir cet endroit convenablement. Mais pas le flâneur, par exemple, car on ne flâne pas à Grenoble ; du reste, la ville se traverse de part en part en 30mn… Quand Stendhal écrit « Au bout de chaque rue, une montagne », il omet de dire que la montagne arrête net la rue. Pour la première fois, j’ai connu des rues, et donc une ville, qui avaient une fin ; terme de tout parcours. La montagne incarne la verticalité, donc l’obstacle et l’effort pour monter, là où la mer incarne l’horizontalité, qui invite au voyage et à la rêverie.

Les Grenoblois disent que l’Isère n’est pas un fleuve, mais un torrent. Résultat : pas de berges aménagées sur le modèle des quais du Rhône à Lyon, pas de péniches amarrées (ce n’est pas navigable), pas d’équivalent du quartier Confluence au bout de la presqu’île. Car il y a aussi une presqu’île à Grenoble, où l’on découvre l’existence en ville d’un affluent de l’Isère, le Drac, complètement désinvesti. En fin de mandat, la municipalité socialiste a bien aménagé une petite promenade le long du quai Perrière ; mais faute d’aller quelque part, le parcours n’a pas beaucoup de sens. Dans le même coin, la jolie et mystérieuse rue Saint-Laurent, pourtant complètement refaite et semi-piétonnisée, est très peu fréquentée. Les Grenoblois ne restent pas en ville de toute façon ; ils partent en montagne. La cité paraît n’être qu’un simple bivouac, un campement, avant de s’élancer sur les sommets. Et les dimanches sont étrangement calmes quand tout le monde déserte. A Grenoble, dans les conversations, on donne l’état de l’enneigement des stations, et des infos sur l’état de la neige. En cours, les étudiants posent leurs skis le long des murs, attendant sagement que l’enseignement finisse, pour partir s’égayer. Au grand dam des responsables de l’Office du tourisme qui n’ont a montrer que la noix-de-Grenoble et les sculptures de Calder, Grenoble demeure l’antichambre des stations de skis, pour les vacanciers de passage, comme pour les habitants eux-mêmes.

Une-Daubé

Une actu grenobloise

L’ancienne municipalité socialiste, comme l’actuelle écologiste, s’efforcent évidemment de créer du lien, via essentiellement la remise de l’espace urbain aux habitants ; et plus récemment, une commémoration festive de la Journée des Tuiles de 1788, prodrome de la Révolution française, que le maire a inventé, sans doute pour dire que la révolution écologiste de Grenoble pourrait essaimer sur tout le territoire… Le plus souvent, il y a des foires aux antiquités, et surtout des vides-greniers. Je crois n’en avoir jamais autant vus qu’à Grenoble. Chaque quartier organise le sien, plusieurs fois pas an. Bon, clairement, ce sont des « puces », qui idéalisent une économie fondée sur le troc, mais qui disent aussi qu’économiquement les habitants ne vont pas si bien. Tout cela repose sur la croyance que ce dont on n’a plus besoin a encore une valeur marchande. Pour ma part, ça définit sans doute bien le lien qui m’unit encore à cette ville…

Si l’endroit « tient », cependant, ce n’est pas tant avec ces politiques venues d’en haut, que sous l’action des citoyens. J’ai eu parfois la sensation qu’ils avaient eu plusieurs vies (tel fromager avait travaillé dans les ressources humaines auparavant, tel boulanger était un ancien ingénieur qui a tout plaqué), qui leur donnaient une densité et un esprit d’initiative fort. J’ai vu aussi tous ceux, commerçants, restaurateurs (!), animateurs culturels et sociaux, universitaires, « inventeurs », déterminés à faire fonctionner tout ça, malgré la ville, montant une boutique de produits locaux, travaillant à faire aimer les arts, ou organisant des tables-rondes pour les publics les plus larges. Ce sont eux que j’aurai aimés.

Paris, le 28 mars 2016