Autant la première saison de Top of the Lake, de Jane Campion, était lunaire, autant cette deuxième saison confine ses personnages à leurs seuls tourments. Autant la première faisait des paysages, de la proximité du lac, de l’utopie de « Paradise » (un havre de paix pour femmes maltraitées), des lieux propices à un sentiment océanique qui élevait les personnages, autant la deuxième restreint les espaces (à l’exception d’une scène d’enquête sur la plage) et écrase les protagonistes sous la seule question obsédante de l’engendrement et de la filiation. L’enquête sur une « china girl » retrouvée morte dans une valise, n’est qu’un prétexte pour explorer les variations du désir d’enfant.

Maternité impossible ou à contretemps, pour Robin, l’héroïne, qui contacte sa fille Mary, fruit d’un viol, qu’elle avait abandonnée à la naissance. Maternité et paternité difficiles, pour les parents adoptifs de Mary, dont l’autorité et l’amour se révèlent impuissants. Maternité de substitution pour les nombreux couples qui font appel à des mères porteuses clandestines. Jusqu’à la partenaire policière de Robin, jouée par Gwendoline Christie (Brienne de Torth dans Game of Thrones), qui informe tout le monde qu’elle attend un bébé, avant de révéler qu’elle aussi a fait appel à une surrogate mother et qu’elle porte un coussin sous ses vêtements pour arrondir son ventre. Derrière le réseau de prostituées thaïlandaises qui louent leur utérus à des Australiens en mal d’enfants, c’est un autre réseau, plus complexe, que la série met au jour : celui des montages médicaux, juridiques et émotionnels que le désir d’enfanter construit, et qui piège les personnages.

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Il était une fois la vie

La découverte d’un fœtus dans le ventre de la jeune fille morte inaugure une double disparition, la sienne qui fait l’objet de l’enquête, mais surtout celle de l’espoir des parents qui attendaient la naissance. Le trouble de tous les protagonistes est ainsi lié à ce que « font » les enfants encore à naître, dont on sait qu’ils sont dans les limbes, ni personnes à part entière, ni sujets de droit. L’attente de leur venue au monde rend littéralement folles les femmes qui ont fait appel aux mères porteuses, comme si l’engendrement pouvait seul donner un sens à leur vie. Robin rêve de petits bébés inquiétants, ceux qu’elle avait « fait passer », tandis que sa fille biologique, qu’elle n’aura pas vu grandir, se fait évanescente et incontrôlable ; comme si de toute façon la conception biologique d’un enfant ne donnait ni pouvoir parental supplémentaire ni empathie indiscutable.

« Adopter, c’est élever les enfants des autres », dit en substance à sa femme le personnage de Vince Vaughn dans la saison 2 de True Detective. Précisément, Top of the Lake enregistre cette primauté désormais donnée à la filiation « naturelle », ou qui en a toutes les apparences, contre l’adoption qui paraît désincarnée. Comme l’a montré Dominique Memmi dans son livre La revanche de la chair, pour les couples désireux d’avoir un enfant, il faut voir et connaître le corps qui accueille la conception, et il faut dénier le plus possible l’intervention technique. La défiance contemporaine à l’égard de l’adoption, et la volonté d’avoir quand même de la « naturalité », reposent sur l’idée que l’identité individuelle ne se construirait et ne se transmettrait que dans et par le biologique. Cette autre série sur l’engendrement qu’est The Handmaid’s Tale (où joue d’ailleurs aussi Elisabeth Moss – Robin) repose sur le même postulat, celui d’une mère porteuse fécondée par le sperme du mari, lors d’un viol bien réel et ritualisé, et un succédané de coït conjugal, où l’épouse accueille entre ses cuisses celle qui portera l’enfant. The Handmaid’s Tale commence d’ailleurs là où Top of the Lake s’arrête : un monde où les femmes fécondes manquent et où les mères porteuses potentielles risquent d’être autoritairement contrôlées par les hommes.

Si la Top of the Lake acte l’hystérisation, masculine et féminine, qui entoure l’enfantement, elle entreprend aussi de la déjouer et de l’associer à la déception. Robin n’a aucun lien avec sa fille pourtant « biologique », et les mères porteuses repartent finalement en Thaïlande, non sans avoir empoché d’importantes sommes d’argent, en profitant de la détresse des couples. A l’abîme de l’absence d’enfant des couples infertiles, elles opposent une maternité apaisée, et un retour dans le pays « natal », seul capable de donner un foyer aimant aux enfants à naître. Alors qu’à l’inverse, la famille adoptive de Mary apparaît complètement dysfonctionnelle, et que Robin, sa mère originelle, ne sait pas être mère et se perd émotionnellement. A cet égard, le personnage agité de Nicole Kidman, mère adoptive de Robin, incarne à la fois le désordre spirituel (elle est en couple avec une femme qui psychologise tout et rassure avec des formules tirées des vulgates de sagesse orientale), l’usure prématurée que provoque le rôle de mère (par sa chevelure anormalement grisonnante), et un égoïsme forcené (ma fille désaxée est la source de ma folie…).

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Un peu de chaleur humaine

Les personnages se nourrissent de l’illusion que l’engendrement, à venir ou advenu, est une libération, alors qu’il n’incarne pour eux qu’une butée de la conscience. C’est ce qu’essaie de leur rappeler le personnage un peu pénible d’Alexander, qui met à nu l’hypocrisie de ses interlocuteurs, en matière de sexualité ou de morale, tout en étant le marchand et le maître des corps (il possède la maison de passe où vivent les mères porteuses, et son surnom renvoie à ce qu’il norme, « Puss », le sexe féminin en argot). Attaqué pour sa déviance, et sa liaison autarcique avec Mary, il prive finalement les « bonnes familles » vaniteuses de leur enfant annoncé en absentant ce qui leur fait défaut, un corps fécond.

Sous tous ces aspects, ce serait une analyse bien paresseuse de dire que Top of the Lake est une série féministe, ou alors seulement dans une version caricaturale, comme le remarque le critique Pierre Sérisier. Les possibilités de libération, d’émancipation ou d’auto-organisation des femmes n’y sont ni examinées ni proposées. Les hommes de la série sont veules, mais le scénario ne joue pas le contraste avec des femmes magnifiées. Cette saison rejoint là la précédente, dans l’errance des êtres que plus rien n’empli : l’amour est désordonné, le commissariat où travaille Griffin est une maison de fous et d’hommes infantiles, le tribunal où son procès doit avoir lieu, comme la plage où elle se repose, se transforment en lieux d’agression. Rien à quoi se raccrocher, sinon peut-être une proximité des corps, ou un temps que Robin n’aura pas connu, et qu’elle voit en film, celui de l’enfance de sa fille.

14/09/2017