Treme est une série qui ne se donne pas d’emblée. The Wire, du même David Simon, malgré sa complexité narrative et ses personnages à profusion, recélait une familiarité évidente. Celle de la ville, des flics, des dealers, des élus, dans un manège de relations finalement assez connu. Je ne suis pas sûr d’avoir « compris » Treme. Au début. Il y a un docte professeur d’université qui se met à proférer des injures à l’administration Bush quand il se filme sur YouTube. Il y a des Blacks qui se griment en Indiens et chantent dans une langue indigène. Il y a des Américains dont les noms et certains mots sont français. Il y a un promoteur texan véreux qui semble sincèrement s’éprendre de la ville. Rien ne paraît être à sa place. Mais il y a aussi la musique, qui irrigue toute la série, qui lui donne sa vibration singulière, qui traverse les personnages, qui est un langage partagé où tous se reconnaissent et qui leur permet, à un moment ou à un autre, de tous jouer ensemble. La musique – les musiques, tant les styles cohabitent –, dont la syncope empreint même le montage, nerveux, abrupte, cassant un morceau au milieu pour enchainer sur un autre, puis revenir au premier, comme un incessant medley. Parfois l’épisode laisse le morceau se dérouler en entier, d’autres fois il le hache ou le coupe avant la fin, parce que même si la musique est là sacrée, elle reste un flux ininterrompu, une force vitale de l’endroit et des gens, qui continue de courir au-delà du découpage et malgré lui. La musique n’est pas que la bande-son des personnages, elle est leur métier et leur raison de vivre. Elle est cette « petite musique » que le grondement de la tempête n’aura pu emporter.

A la Nouvelle-Orléans, les musiciens attendent le prochain concert, le prochain défilé de Mardi Gras, le prochain album à enregistrer, la prochaine chanson à écrire, ne refusant jamais rien, ne vivant que dans l’attente de la scène, si modeste soit-elle. Les hommes-livres de Farenheit 451 sont ici redoublés par des hommes-instruments (le trombone d’Antoine Batiste, le violon d’Annie Tee, le clavier de Sonny, la guitare de Harley), qui peaufinent leur pratique et leur art, qui connaissent leurs glorieux aînés et forment les générations à venir. Ils jouent partout, dans les rues, dans les rades, dans les salles prestigieuses comme dans les bar-mitsvah (Tipitina…). Ils s’affrontent pour capter une audience réduite et exigeante. Ils essaient de passer, dans la douleur, d’interprètes à auteurs. Ils assurent leurs concerts, prennent tout le plaisir et les désirs qui y circulent, plus rarement l’argent, tant il est étranger à ce petit monde des artisans et des puristes.

Je n’ai pas compris Treme. Au début. Mais j’ai aimé cette chronique d’un recommencement, après l’ouragan Katrina. Reconstruire la ville, et surtout son battement unique. Se reconstruire soi, dans un univers urbain pauvre et toujours au bord du précipice. Comment tisser les liens à nouveau, et comment garder « l’esprit » de la ville et de toute la Louisiane, quand chacun saisit qu’il ne pourra compter que sur lui, car Washington est loin et s’en moque. Comment le faire quand rien ne semble marcher, que les proches ont disparu, que la police est corrompue, et que la violence muette surgit soudain, filmée sans complaisance, et gâche un joyeux défilé ou frappe brutalement un personnage qui s’en tenait éloigné (Harley, Cherise).

J’ai alors commencé à comprendre Treme quand il m’est apparu qu’elle était une série-monde, que chaque protagoniste était porteur d’une solution pour rebâtir sa vie et sa ville (ou n’en était plus capable, comme le personnage joué par John Goodman, qui se suicide à la fin de la première saison), et que la multiplication des personnages, comme des genres musicaux, étaient autant de pistes pour un nouveau départ. La lumière viendrait de l’écriture de chansons sur la Nouvelle-Orléans elle-même, pour raconter sa catastrophe et sa résilience. Ou elle viendrait d’un attachement au jazz historique, fut-il joué à New York par Delmond Lambreaux. Ou bien encore elle viendrait d’une fidélité inaltérable à la « tradition », aux rituels, aux parades, et aux sons. Fidélité incarnée par le personnage du « chef », Albert Lambreaux, qui précisément tire sa révérence à la dernière saison, une fois transmis le flambeau des chants et costumes indiens à son fils. Fidélité à l’histoire et aux lieux aussi, quand Davis McAlary se fait guide citadin, et rappelle quel berceau musical fut la Nouvelle-Orléans, et quelle scène musicale elle est encore. Ou fidélité à la cuisine, celle des fruits de mer (le pianiste Sonny trouve presqu’une vocation mais surtout une épouse en allant travailler sur un crevettier…), du poulet aux gaufres ou du gumbo yaya, que la chef Janette Desautel revisite d’établissement en établissement, elle aussi en quête de sa vraie place. La lumière viendrait de la clôture de dossiers judiciaires à l’encontre de policiers meurtriers, qui dit ce qu’il est advenu des « disparus », qui leur donne sépulture, ou justice, et apaise les vivants. La lumière viendrait de l’adversité, comme quand LaDonna reconstruit et rouvre son petit bar ravagé par un incendie criminel. La lumière viendrait de la musique, encore et encore.

J’ai enfin compris que cette Nouvelle-Orleans fictionnelle était un pays de Cocagne où toute une nation vivrait dans les notes et se mettrait à danser !

27/01/2018

PS: Treme (HBO) a été créée par Eric Ellis Overmyer et David Simon, et diffusée de 2010 à 2013 (3 saisons).