Les universitaires ont-ils un rapport « magique » à l’espace public ? Certains d’entre eux pensent que le livre, le numéro de revue ou l’article qu’ils ont patiemment composé pendant des mois, voire des années, va mécaniquement trouver ses lecteurs une fois qu’il aura été publié. Tout est donc tendu vers la parution, et la pression se relâche une fois que l’œuvre existe. Sauf que c’est là que tout le travail de diffusion doit commencer… Car l’espace public est saturé. Les travaux académiques y sont en concurrence avec mille autres « biens culturels » et mille autres textes, en particulier journalistiques, qui leur interdisent une quelconque visibilité, voire une quelconque audience. Alors même qu’on pourrait imaginer que la science devrait être largement partagée et accessible. Si on s’arrête, par exemple, sur Wikipedia comme vitrine encyclopédique, largement consultée et que Google affiche dans ses pages de résultats, on constate que le moindre disque peut facilement y faire l’objet d’une notice sérieuse et détaillée, tandis qu’un travail scientifique d’importance n’y sera pas mentionné. Quel abîme entre ces œuvres de l’esprit et quelle position dominée du travail scientifique. Alors, comment sauver la production universitaire ?
Diagnostic
Dans le milieu académique, l’attachement aux revues scientifique est fort. Elles sont le plus souvent composées d’articles qui ont nécessité une recherche et une écriture au long cours, et qui sont soumis à l’évaluation des pairs, avec un système complexe de relectures anonymes, qui garantit, sur le papier, une évaluation de qualité et la neutralisation des accointances ou des animosités qui pourraient conduire à rejeter un papier sur des bases personnelles sans lien avec la scientificité. Nous animons ces revues, et elles nous semblent primordiales dans la diffusion de nos résultats, mais elles ont une existence publique très faible. Formellement même, leur aspect souvent austère, sans image de couverture ou avec des mises en page désuètes, les plombent terriblement face aux newsmagazines colorés ou aux sites d’informations chatoyants. Surtout, quel est le nombre de lecteurs de ces périodiques ? Les revues distribuées en librairies annoncent des tirages importants. En 2002, la Revue des deux mondes avait un tirage de 11000 exemplaires. C’est plus énigmatique pour les périodiques disciplinaires plus spécialisés, et moins bien distribués, et sur un portail en ligne comme Cairn, les statistiques de consultation des articles ne sont apparemment pas publiques (elles le sont pour Persée). Il n’est donc pas certain que l’effort fourni pour faire paraître un papier soit « récompensé » par une large diffusion. C’est même plutôt le contraire, car la masse d’articles publiés annuellement empêche en pratique toute possibilité d’en prendre connaissance, même pour les publics concernés. Aux Etats-Unis, il se dit que 50 à 90% des 1,8 million de papiers publiés dans les 28000 périodiques existants ne sont jamais lus par personne ! Dans la course au publish or perish, c’est surtout la pensée qui périt.
A quoi rime une telle accumulation de connaissances, si elle ne sert pas ? Alors qu’il y a sûrement une demande sociale générale pour comprendre le monde qui nous entoure, les grands mécanismes économique, les déterminants du vote, le recours à la violence, ou les relations internationales. A part quelques auteurs « stars », morts de préférence, l’immense majorité des écrits de sciences sociales demeurent invisibles, défendus seulement par leur auteur, quand il est vif, et parfois uniquement par des groupes de chercheurs travaillant sur les mêmes objets, qui auront tendance à se citer mutuellement. Des choses surnagent bien sûr dans l’espace éditorial, et l’on peut songer, en économie, aux livres de Thomas Piketty, à Giorgio Agamben en philosophie (et j’en oublie), ou bien à des textes engagés, de Badiou à Lordon, sans doute parce qu’ils politisent le rapport au monde social et fournissent des arguments aux militants, mais pour des cohortes d’universitaires l’anonymat sera la seule postérité.
Le problème n’est donc ni l’accessibilité des papiers, qui sont désormais souvent mis en ligne, ni le travail colossal fourni par les chercheurs, mais celui de faire exister les œuvres ! Un très intéressant débat récent a pointé le surcroît de travail, non payé, que constituaient les activités éditoriales des universitaires français, la question de l’accès à la science et celle de savoir pour qui nous écrivons. Par ailleurs, le blues des enseignants porte souvent sur l’accroissement des activités administratives et institutionnelles, sur des formes de dépossession de leur outil de travail, au détriment du temps de recherche et d’écriture. Il existe aussi des enseignants-chercheurs qui ne souhaitent pas que leurs travaux bénéficient d’une large diffusion, car ils n’entendent s’adresser qu’à leurs pairs. Le fait qu’ils soient payés par de l’argent public rend très discutable leur position ; mais admettons. Pour ceux qui, en revanche, souhaitent aussi s’adresser au plus grand nombre, et croient en une valeur sociale de la science, tout reste à faire pour exister dans l’espace public.
Propositions
1.— Préférer les livres aux articles. Encore récemment, lors d’un comité de sélection, un collègue m’avait indiqué que dans l’examen des dossiers des candidats, un livre « comptait moins » que des articles. Ce collègue arguait notamment du fait que le livre ne bénéficiait pas des mêmes vérifications scientifiques qu’un article. Faut-il tant mépriser le format livre ? D’une part, nombre d’éditeurs scientifiques procèdent à des évaluations externes de la qualité scientifique du manuscrit avant sa publication. Donc, un ouvrage de nature scientifique ne sera pas moins scientifique qu’un article relu par ses pairs avant parution. En outre, le protocole scientifique déployé par l’auteur sera visible dans le livre lui-même, et donc vérifiable et falsifiable par ses lecteurs critiques.
D’autre part, le livre permet des développements analytiques sans commune mesure avec ce qu’un papier peut accueillir. Loin de la « pensée en 30000 signes » imposée par le format des articles, et les contraintes des éditeurs (parfois les auteurs ont le sentiment de n’avoir procédé qu’à des coupes dans leur article pour obéir au calibrage requis…), un livre autorise le déploiement d’une pensée complexe dans sa globalité. Le livre est unitaire, trouvable, achetable, traduisible entièrement. Il « fait œuvre », à rebours d’une pensée totalement dispersée dans des articles indépendants, et relativement invisible pour les profanes.
2. — Assurer un « service après-vente » des publications. Rien ne se passe quand un ouvrage ou un article supplémentaire entre dans l’espace public, pour la simple et bonne raison qu’un espace n’est public qu’à la condition que les interactions appropriées le rendent tel. Il faut donc publiciser une parution, au-delà du seul moment où elle paraît. Il faut en organiser le service après-vente, en considérant que la publication n’est pas l’achèvement mais bien le premier jour du reste de la vie d’une œuvre de l’esprit. Il faut la faire exister, par les envois presse appropriés, mais surtout en assurant sa visibilité : pour un livre, par exemple, obtenir des reviews sur les grands sites marchands, ou créer sa page wikipedia.
Surtout, il convient de s’assurer de sa distribution auprès des libraires. Si les romans et les essais sont plutôt bien distribués, les ouvrages universitaires sont perçus comme relevant d’une littérature spécialisée, et d’une niche, quand ils ne sont pas confondus avec des manuels scolaires, et les portes de nombreuses librairies leur restent fermées. Ils ne sont pas mécaniquement distribués sur les plate-formes où se fournissent les libraires indépendants, et ceux-là ne pensent pas non plus à les commander. Il faut donc s’assurer, par le biais notamment du laboratoire de rattachement, que les libraires indépendants, comme les chaines, ont des exemplaires du livre. C’est sans risque pour elles, d’ailleurs, car si le livre ne se vend pas, il est simplement renvoyé à l’éditeur. Il faut créer un « événement » autour de chaque publication, faire du livre même un événement, soit sous la forme d’un lancement dans un lieu dédié, soit sous la forme d’une « offre de service » aux libraires, par exemple en leur proposant une rencontre avec d’autres auteurs et des lecteurs. Aujourd’hui, les sites de catalogue commun de libraires indépendants en réseaux permet de suivre en temps réel l’état des stocks, et l’éventuelle absence criante de tel ou tel ouvrage. C’est là toute une professionnalisation de la publicisation qui reste à pratiquer et à inventer.
3. — Adopter des formes d’écriture accessibles. C’est un point délicat dont on ne donnera qu’un aperçu. L’écriture universitaire est complexe, sérieuse, référencée, éventuellement jargonnante ou adressée à un public de lecteurs avertis. Elle est aussi, parfois, uniquement tournée vers elle-même ; dans le cas par exemple de travaux qui concernent les seuls débats disciplinaires, ou qui relèvent de la méthodologie ou de l’épistémologie. Ces travaux s’exportent mal, et n’ont pas réellement vocation à l’être. Ils relèvent d’une réflexivité scientifique . Souvent aussi les universitaires considèrent que l’adoption d’un mode d’écriture plus accessible serait une trahison. Or, accessibilité et simplification ne se confondent pas. Et en outre une forme lisible d’écriture ne retire rien à la complexité d’une pensée. Nombre de chercheurs ont d’ailleurs des styles reconnaissables (de l’écriture alerte de Foucault à celle plus heurtée de Bourdieu), ce qui signifie bien que l’écriture universitaire n’est pas univoque. Donc, comme le propose Gérard Noiriel, la condition d’accès du grand public aux travaux universitaires nécessite de « forger des langages plus compréhensibles ». Car il y a bien une écriture « académique » qui peut rebuter nombre de lecteurs potentiels, y compris les pairs qui se plaignent en privé que tel papier leur est tombé des mains…
Un de mes maîtres en science politique, Jacques Lagroye, disait à ses étudiants d’amphi : « faire de la sociologie, c’est raconter une histoire ». J’ai toujours gardé en tête ce motto, pour privilégier, dans l’écriture comme dans la lecture, ce qui relève, en dernière instance, de la narration, de la mise en récit du monde social, qui se passe des scories du langage, des effets d’autorité ou des analyses qui patinent. Aujourd’hui, la centralité d’une écriture narrative est au cœur, par exemple, des travaux de l’anthropologue Boris Petric, qui dirige la Fabrique des écritures innovantes en sciences sociales. Elle est à la première personne du singulier dans l’entreprise d’ego-non-fiction portée par Ivan Jablonka, qui ouvre aussi l’atelier de l’historien pour voir comment la science se fait.
On pourrait tout aussi bien imaginer qu’un même auteur écrive de façon différenciée sur tout le spectre des supports disponibles, et y décline son travail : le détail des protocoles expérimentaux ou des chiffres dans des articles, des résultats accessibles dans un livre, une déclinaison des résultats adaptés à l’actualité dans des posts de blog, des pistes et des discussions méthodologiques dans des working papers, etc. Ou encore, en ligne, opter pour une version facilement lisible des travaux, tout en proposant à côté une version plus longue et élaborée du même travail (c’est d’ailleurs tout l’intérêt d’internet : un usage raisonné des liens hypertextes qui permet d’avoir du contenu enrichi sans alourdir le texte). Dans tous les cas, le renouvellement des modalités d’écriture n’enlèverait rien au plaisir d’écrire, voire le dynamiserait, au profit, pourquoi pas, du plaisir de lire !
4. — Devenir le média. Il y a quelques années, une collègue aujourd’hui à la retraite, à la carrière universitaire exemplaire, m’avait fébrilement tendu l’exemplaire du Monde où on la rédaction lui avait octroyé un encadré pour y délivrer certaines de ses idées. J’avais trouvé admirable, autant qu’étrange, qu’une chercheuse ayant écrit toute sa vie, et publié des centaines de pages, puisse à ce point attendre une présence dans la presse nationale (sachant, paradoxalement, que les universitaires ne sont pas les derniers à critiquer la presse…). Bien sûr, la perspective de multiplier par cent ou mille le nombre de ses lecteurs est toujours grisant. Mais faut-il bien attendre que les médias nous ouvrent leurs colonnes ? Attendre que l’agenda médiatique croise l’agenda universitaire ? Nombre de collègues ont répondu depuis longtemps par la négative à ces questions, et animent des blogs hébergés sur des sites journalistiques (comme Médiapart, par exemple) pour publier rapidement et contrôler ce qu’ils diffusent. Ça reste cependant limité, et les structures des médias en France sont des contraintes délicates à dépasser. Par exemple, il n’existe aucune émission consacrée aux livres de sciences humaines à la télévision ! Quelle absence ! Comment faire exister les travaux de sciences sociales sur des médias qui ne leur réservent aucun espace, et pensent que « livre » rime avec « roman »…?
Le seul moyen, à mon sens est d’aller plus loin encore et de devenir le média ! Être dans des formes d’empowerment universitaire. Ça signifie peser bien davantage sur le monde journalistique pour rappeler l’autonomie et l’importance de l’agenda de la recherche. S’assurer que les journalistes suivent nos travaux, sur les réseaux sociaux par exemple, et non pas qu’ils nous contactent, en urgence, parce qu’on vient de leur passer une commande sur tel ou tel sujet. Il faut investir bien davantage Radio Campus, les radios associatives, les webradios, forger nos propres sons et les rendre disponibles sur une plate-forme comme Soundcloud. Et pourquoi pas investir aussi France Culture ! Les Lundis de l’Histoire sont animés depuis des années par d’éminents universitaires, et ça aurait du faire école depuis bien longtemps. Un tel investissement permettrait d’une part de diffuser les travaux des collègues, en bénéficiant de la veille incomparable que font les chercheurs des publications de leur secteur ; et d’autre part, de distinguer peut-être mieux les registres d’intervention (le registre scientifique pour les travaux écrits soumis aux pairs, et le registre plus interventionniste, voire militant, sur des supports qui prétendent moins à la scientificité).
5. — Accroître la « force de frappe » des travaux de sciences sociales. Dans la lignée de ce qui précède, les universitaires doivent être à la fois producteurs et diffuseurs du savoir qu’ils accumulent. Il faut systématiquement filmer les interventions de nos invités et les séminaires, ou proposer des podcasts en ligne des mêmes interventions. Un petit trépied et un smartphone suffisent pour avoir une qualité d’image et de son très correctes, qui ne s’opposeront pas à une présence sur YouTube. En sciences dures, ceux qu’on appelle les « YouTubeurs scientifiques » vulgarisent la science avec succès sur Internet (au passage, rien n’interdit d’imaginer en plus une présence télévisuelle soutenue du monde académique). Pour les plus militants des collègues, soucieux de peser sur le monde social, une vidéo habilement faite ramènera des centaines de milliers de vues (dans le champ politique, divers idéologues l’ont d’ailleurs bien compris…), là où un article sera englouti sans être lu ; y compris par ceux que l’auteur souhaite viser. Et pour les plus demandeurs, une vidéo ayant beaucoup d’audience est même monétisable…
Ces dernières années plusieurs pure players accueillant des écrits d’universitaires ont vu le jour (je pense à The Conversation ou à La Vie des Idées, par exemple). Même si les articles y arrivent en ordre dispersé, ils sont écrits dans une langue saisissable et se partagent facilement sur les réseaux sociaux. Un papier largement diffusé peut facilement atteindre 40000 vues en quelques semaines ! Certains sont même traduits en anglais. Et c’est là un autre enjeu majeur, celui de la traduction, que les laboratoires demandent à leurs membres, mais en les livrant à eux-mêmes. Il est clair que dans cette diffusion renouvelée du savoir les labos de recherche doivent jouer un rôle central : ils doivent se doter de véritables attachés de presse qui valorisent à l’extérieur (et pas seulement dans des newsletter internes…) la production des enseignants-chercheurs du labo, et qui orientent les journalistes vers les chercheurs qualifiés dans tel ou tel domaine, en cas de demande d’interview. Il faut des gens capables de relancer les journalistes, d’obtenir des comptes rendus d’ouvrages sur des supports utiles, et de décrocher des interviews des chercheurs. Il faut des gens versés dans la communication particulière que nécessitent les sciences sociales, capables de proposer des pages web plus attrayantes que les pages institutionnelles, et capables d’investir Internet (en faisant par exemple les pages wikipedia d’un maximum de collègues, en animant des réseaux de lecteurs et faisant du community management sur l’actualité des publications en sciences sociales). Enfin, pour les traductions en anglais ou en espagnol, c’est aux laboratoires de s’associer avec un ou des traducteurs, et de négocier aussi avec des éditeurs étrangers, pour soulager les chercheurs de cette quête, et en assurer le financement. Ces nouvelles pratiques souhaitables impliquent, bien entendu, une nouvelle économie des laboratoires de recherche, et requièrent des qualifications alternatives des personnels. L’ère du labo 2.0 est là…
Bien d’autres idées circulent pour accroître la visibilité des sciences sociales, à commencer par ce qui relève des humanités numériques, mais aussi des dépôts de brevets, des simulations numériques pour aider à la décision publique, un rapprochement avec des think tanks, avec des start-ups, des mise en réseaux nationales et internationales de ressources, etc. Ce post ne prétend évidemment pas avoir épuisé le sujet, et de nouvelles idées sont bienvenues dans l’espace juste en dessous réservé aux commentaires.
20 juin 2018
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