A propos de Vincent Martigny, Le retour du Prince
(Flammarion, 2019)

Le grand mérite du livre de Vincent Martigny, qui enseigne la science politique à l’Ecole Polytechnique, est de montrer que la figure contemporaine du chef omnipotent est fabriquée à la fois par les « clercs » du moment, communicants et médias, et par les perceptions populaires. Il faut rompre avec la vulgate machiavélienne partout répandue d’un Prince uniquement préoccupé de son pouvoir, de sa propre domination, de sa propre survie politique, régnant sur un groupe qui lui est extérieur et qu’il a conquis. Car la démocratie contemporaine se caractérise en réalité par une co-construction de la figure du souverain. Pas seulement par le biais de l’élection et de la représentation, mais par les fantasmes partagés qui s’attachent à l’exercice du pouvoir, et en France du pouvoir présidentiel particulièrement.

Depuis 1962 et l’élection du président au suffrage universel – dont les républicains se méfiaient depuis le coup d’Etat de Napoléon III en 1851 –, la perception commune  voit l’intégralité du pouvoir ramassé et concentré dans la personne du président. C’est la source de mille maux français, de l’écrasement de toutes les élections « intermédiaires » par l’élection présidentielle, à la croyance, plus problématique, que c’est bien le chef de l’Etat qui seul détient les leviers capables de changer toute la société. A chaque scrutin, l’attente d’un homme providentiel se fait plus intense, surtout si la situation sociale et économique ne semble pas changer drastiquement. La rotation des présidents s’est accélérée : Chirac a vu son deuxième mandat réduit de deux ans avec l’adoption du quinquennat, et Sarkozy comme Hollande n’ont pas été réélus. Les candidats eux-mêmes se présentent désormais comme le recours que la nation attend, du jupitérien Macron au populiste revendiqué Mélenchon, sans oublier bien sûr les Le Pen, pour qui l’autoritarisme et le virilisme du pouvoir, même quand le candidat est une femme, sont inscrits dans l’ADN partisan de l’extrême droite.

Le résultat est qu’il ne semble y avoir plus rien entre le président et son « peuple », comme il n’y avait rien entre le Prince de Machiavel et les sujets qui peuplaient son territoire. L’oubli du Parlement, l’oubli des conseils des collectivités territoriales, l’oubli des 300.000 élus français, l’oubli des corps intermédiaires, l’oubli des contre-pouvoirs au gouvernement (Assemblée nationale, Conseil constitutionnel, autorités administratives indépendantes, ONG et lobbies divers, associations de défense des citoyens) font que toutes les demandes, toutes les revendications, mais aussi toutes les haines, convergent vers le seul président, qui ne peut que redire son impuissance à tout régler. Dans sa première réponse aux Gilets jaunes, Emmanuel Macron n’a pu que rappeler que citoyens, maires, « gouvernement, assemblées, partenaires sociaux et associatifs » formaient bien ensemble l’étoffe dont est tissé le pouvoir politique en France, et surtout son partage. « Le Prince est à nouveau et plus que jamais au centre de la scène, éclipsant les acteurs et les instances qui étaient venus contrebalancer son rôle. », écrit Vincent Martigny.

Un désir populaire de monarchie

La figure de l’hyperprésident est une construction collective, celle des multiples narrations qui rendent intelligible l’activité politique. Si sous l’Ancien Régime, nombre d’ecclésiastiques, de savants ou d’artistes proches du pouvoir, ou stipendiés par lui, étaient chargés de justifier et légitimer les formes et les rituels du pouvoir (entrées royales, lits de justice des rois de France, corps mystico-politique du roi ne mourant jamais, comme l’a mis en évidence Ernst Kantorowicz), les clercs d’aujourd’hui ont juste changé d’aspect, mais leur travail reste le même. Les newsmags, par exemple, multiplient les Unes sur le président du moment, confondant chronique de l’Elysée et analyse politique, et peinent à expliquer ce qu’est le temps long des politiques publiques comme des mouvements sociétaux plus profonds. Devant la complexité de la chose publique, ils optent pour la personnalisation, qui autorise à la fois la simplification et la narration. On guette la petite phrase, le faux pas, on joue la peopolisation qui est la dépolitisation ultime, déshabillant littéralement les élus, les traitant comme de la chair à tabloïds, comme des rock stars aux petits pieds, pour espérer approcher le pouvoir dans sa nudité.

Une des originalités du livre de Vincent Martigny est d’identifier qu’aujourd’hui, le « grand récit » du pouvoir, le storytelling politique, n’est pas seulement pris en charge par les élus, mais l’est aussi par des auxiliaires inattendus, documentaristes ou showrunners de séries politiques, qui accréditent une vision « populaire » du politique, faite de petits jeux entre amis, de mensonges, de complotisme, d’oubli de l’intérêt général, d’absence de scrupules moraux, et de vide idéologique. En plaçant au centre du récit et du jeu politique un président d’où tout procède, des séries comme A la Maison BlancheDesignated Survivor, ou House of Cards que Vincent Martigny convoque, ne montrent aucune gouvernance locale, aucun électeur, aucun mécanisme relevant des politiques publiques, et diffusent l’idée d’une activité politique dépolitisée, uniquement constituée de coups bas destinés aux adversaires

Prendre au sérieux cette insistance généralisée sur la seule personne du chef met en exergue un désir populaire de monarchie. Pas véritablement le désir de revenir à une royauté, mais bien l’envie de lui emprunter ce mécanisme qui semble garantir la stabilité politique et créer un foyer vers lequel convergent les demandes : le pouvoir de l’Un. Celui que dénonçaient La Boétie et Pierre Clastres, et qui est redoublé au XXe siècle par l’attente du chef, la demande d’obéissance, de soumission volontaire, et cette forme de vénération très particulière, que pointât très tôt Roberto Michels, où les adeptes adoptent le nom même du leader pour se désigner (des « léninistes » au « macronistes »). On ne saurait imaginer plus belle dissolution de la multitude dans le corps unique du commandeur. Il se passe là quelque chose du côté des « masses politiques » qui ne s’est pas éteint avec les précédents tragiques du XXe siècle sur le culte de la personnalité. Un amour du chef, la reconduction d’une figure paternelle, l’étrange deuil collectif quand le tyran s’éteint. Vincent Martigny souligne bien que « les citoyens ne sont pas seulement les victimes de l’obsession des chefs en démocratie, ils en sont également en partie responsable. »

A croire que même dans un système « légal-rationnel » l’imagination politique est limitée, notamment quand il s’agit de penser une représentation éclatée en plusieurs élus temporaires, ou une vraie démocratie participative. On leur préfère la construction rassurante du chef sacré, du vieux sage, ou de l’homme à poigne, finalement le mieux à même de déjouer les coups d’adversaires roués et donc de protéger le groupe. Le vieux système d’un peuple doté d’un chef unique paraît increvable. Il reste la lecture dominante de la vie politique, dans l’oubli que le pouvoir est disséminé dans les diverses strates de la société, jamais à ce point concentré dans les mains du chef ou dans l’Etat. C’est d’ailleurs pour cela que l’attente de l’action miraculeuse du souverain est constamment déçue. Comme l’est la convulsion révolutionnaire qui place au pouvoir des « tyrans gouvernants au nom des masses ». Le réarmement politique des citoyens passe plutôt par la compréhension que derrière l’incarnation, le pouvoir est faible, et que l’apathie démocratique le nourrit et le maintient.

Virilisme cavalier (V.Poutine)

L’incarnation du pouvoir

Pour les chefs, tout le jeu se fait du côté de « l’incarnation », d’une (in)capacité à subsumer sous un même corps le peuple dans sa diversité. Incarnation dans des formes autoritaires partout dans le monde (Jair Bolsonaro, Viktor Orban, Nicolas Maduro, Donald Trump), mais aussi dans l’impossibilité ou le refus de l’alternance, qui produisent des leaders longtemps indéboulonnables, que ce soit dans la succession des mandats dans le temps (Recep Tayyip Erdogan, Angela Merkel, Vladimir Poutine), ou dans la transmission héréditaire du pouvoir (Bachar el-Assad succédant son père, ou la dynastie des leaders coréens). Il faut durer pour incarner, et donc il faut forger la nécessité de rester au pouvoir. A commencer par la possibilité de renvoyer tous les subordonnés hiérarchiques, et sur ce plan Donald Trump bat le record de remplacement des membres de son administration. Mais être un hyperchef implique également d’être le cœur battant du pouvoir politique, et de tout faire partir de soi. C’est bien le chef qui impose un « ordre émotionnel à l’ensemble des citoyens », en montrant émotionnellement ce qu’il faut ressentir devant tel événement ou en jouant de l’intériorité du leader soudainement exposée. « Simulacre de transparence », comme lorsqu’on suivait le roi du lever au coucher, du berceau à la tombe, et omniprésence politique, qui voit un Jacques Chirac prononcer 816 discours durant ses mandats, contre seulement 79 pour de Gaulle. Jusqu’à l’épuisement du verbe même, sans doute, comme l’avait vu Pierre Clastres chez le chef des Indiens Guayaki.

Certains éléments politiques tangibles militent pour la délégation, comme la technicité propre aujourd’hui aux enjeux étatiques, économiques, ou climatiques. Mais d’autres ressortissent à la pure construction et aux fake news, comme on l’a vu dans la campagne des brexiters. Difficile désormais de faire la part du vrai et du faux pour qui veut s’intéresser aux enjeux de son temps. Devenue ésotérique et technocratique, l’offre politique appelle par elle-même la délégation ou la dépossession à des figures jugées compétentes, comme l’armée des énarques en France, ou omniscientes, comme se présentent souvent les professionnels de la politique. Si bien que « l’espace de la politique se réduit de jour en jour à un face à face entre des citoyens désorientés et des Princes omniprésents. », dit Vincent Martigny. Avec au passage l’aide des journalistes, qui pensent que les élus doivent absolument tout connaître et et soumettent leurs invités à des quizz dont aucun spectateur ne connaît la bonne réponse (le nombre de sous-marins lanceurs d’engins en France, ou l’appartenance d’Al-Qaïda au sunnisme ou au chiisme…).

Le désir d’incarnation est alimenté par les premiers concernés, les chefs, qui rappellent la nécessité d’un homme fort et la légitimité de son action, contre le chaos, les menaces extérieures et intérieures, et surtout l’incertitude propre aux sociétés autonomes. Il leur incombe, disent-ils, de combler le « lieu vide » du pouvoir, dont parlait Claude Lefort, de montrer que le pouvoir peut être possédé en personne. Soit que ce pouvoir relève d’une sacralité confuse, d’une élection divine, soit dans les sociétés sécularisés qu’il prenne l’aspect de la toute puissance physique et morale. Des poses hiératiques de Vladimir Poutine, dans la lignée de l’imagerie propagandiste classique de Mussolini ou d’Hitler, jusqu’à des formes actuelles très improbables, voire ridicules. Vincent Martigny relate ainsi un combat de boxe humanitaire au Canada entre le candidat Justin Trudeau et un député conservateur, Patrick Brazeau, que Trudeau remporte par KO en six minutes…

Le dégagisme récent, qui a frappé les élus notabilisés ou les candidats apparaissant comme des apparatchiks de partis, d’Hillary Clinton à David Cameron, en passant par Benoit Hamon, s’est fait parfois au profit d’outsiders politiques, qui ont surjoué sur d’autres registres : le masculinisme ou la réussite professionnelle, comme Donald Trump, ou la fermeté nationaliste et protectionniste, comme Matteo Salvini. Sauf que c’est justement le décalage entre le désir d’incarnation et son impossibilité physique qui produit le dégagisme. C’est le scepticisme croissant en l’incapacité à « faire président » (et François Hollande en aura payé le prix), ou encore le rappel tardif que le chef n’est pas un supérieur mais bien un égal, qui nourrit la mise en accusation du politique proliférante sur les réseaux sociaux numériques. La participation citoyenne semble parfois se réduire au jeu de massacre en ligne, ou à la pure haine des élus qui ne partagent pas notre sensibilité politique. « L’hypertrophie du prince nourrit tantôt l’apathie démocratique, tantôt la colère qui structure les mouvements anti-système. », note Vincent Martigny. Comme si la société civile ne parvenait plus à discuter et arrêter ses propres fins, et ne pouvait que les canaliser à destination d’un centre.

Or, pour Vincent Martigny, la centralité de la figure du chef est un « recul » en démocratie, créant un « rapport archaïque entre gouvernants et gouvernés », puisque précisément le principe démocratique est de répartir le pouvoir entre d’innombrables élus, à commencer par les parlementaires, et, le cas échéant, de le redonner périodiquement aux citoyens dans le cadre de diverses consultations et référendums. Le principe démocratique est de n’accorder aucune sacralité aux élus, mais seulement un attachement ou un amour des institutions bâties par l’homme, dans la lignée de la religion civile prônée par Rousseau. Il est aussi d’acter le pluralisme de la population, et de la représenter donc au pluriel, sans penser qu’un seul corps puisse l’accueillir. Le biologique et le politique ne sauraient se confondre, et c’est valable quel que soit le niveau de représentation concerné (une femme peut ainsi « représenter » des hommes). C’est un effet de la personnification que de chercher une ressemblance biologique, genrée ou ethnique du représentant, alors que la politique, les valeurs, les idées, ne sont pas portées par les seuls corps physiques.

Quand il rédige son Prince en 1513, Machiavel n’écrit pas nécessairement pour conseiller les Princes, il écrit aussi pour dire aux Florentins comment comprendre la férocité génétique du souverain  et comment s’en prémunir. Vincent Martigny attire, lui, l’attention des démocrates sur les dérives et les limites de l’incarnation politique. Il faut une révolution intellectuelle pour se débarrasser d’un pouvoir incarné, sans se sentir orphelins. Il faut admettre que ni le peuple ni la nation ne sont la propriété d’un individu ou d’un parti. Car charger le seul chef de tout organiser, c’est à la fois nous « affranchir de nos devoirs citoyens », mais surtout paver la voie à l’autoritarisme et au totalitarisme, dont l’essence même est de faire entrer la société civile dans l’orbite du leader ou de son appareil étatique. En démocratie, c’est bien à la société civile de formuler ses ambitions, dont les élus organisent la forme législative et l’applicabilité, sans se décharger sur eux de cette énonciation ni des débats qui les précèdent. Paradoxalement, les élections sont le mécanisme qui permet de se prémunir de l’incarnation : elles ne servent pas seulement à désigner le prince, elles servent surtout à en changer.

23/04/2019

PS: Dans le cadre d’une réflexion sur la diffusion du savoir scientifique, la forme « essai » adoptée par l’auteur est l’une des mieux à même de sortir les sciences sociales de ces obscures revues scientifiques que personne ne lit.