Impolitique le vent mauvais qui se lève dans le rapport au politique, fait de haine, de personnalisation, d’interpellation individuelle des hommes et femmes politiques, avec tutoiement vulgaire, par des procureurs autoproclamés planqués derrière leur écran. La brutalisation du débat, le bashing permanent, l’ensauvagement du web, envahissent quotidiennement les réseaux sociaux. L’idée originelle d’un Internet citoyen a vécu, tant chaque polémique montre l’absence complète de culture démocratique, et l’usage évident de la violence symbolique et physique au moindre désaccord. L’intolérance à la nuance, à l’analyse, à la modération, à certaines idées qui ont le malheur d’être mal étiquetée, atteint même l’université, dans une relative indifférence, alors même qu’il s’agit de lieux de production du savoir, de pluralisme et d’émancipation. La production universitaire elle-même est en fait marginalisée, comptant pour peu dans la compréhension profane des enjeux politiques. Tandis que le moindre pamphlet prétendant dévoiler la vérité du pouvoir se vend à des dizaines de milliers d’exemplaires. Certes, les politiques ne sont pas les derniers à vouloir enflammer la parole, tel Trump tweetant sans filtre ses invectives, transformant profondément la figure présidentielle, libérant la violence raciste, mais ils ne sont pas non plus les premiers. Sur la toile et dans la rue, le débat politique a pris une tournure populiste, intriqué le plus souvent de dégagisme, de colère et de conspirationnisme. L’avis vaut analyse, désormais, la brève de comptoir se donne comme une vérité politique que rien ne pourra altérer. L’expertise est délégitimée comme pontifiante et compliquée, voire comme auxiliaire du pouvoir.

Impolitique le coup bas fait à Benjamin Griveaux, par quelques radicaux chic et autres héritiers, qui fomentent le grand soir depuis des terrasses germanopratines, mais dont le pouvoir de nuisance se révèle plus dévastateur que prévu. Griveaux se retire de la campagne des municipales après un outing qui n’a rien de politique. C’est donc qu’un coup en dessous de la ceinture peut produire un effet politique, que l’impolitique pèse sur le jeu politique, alors que les deux univers devraient être étanches. Griveaux démissionne sur un choc, celui de voir exposé son sexe ; sans doute plus que de voir exposée son infidélité, car le puritanisme à l’américaine n’est pas très marqué en France ; sauf visiblement pour ceux qui ont diffusé la vidéo, dénonçant une « hypocrisie » plus personnelle que politique. Griveaux démissionne dans la tempête émotionnelle qu’a dû être pour lui la vision de ces images, qui devaient rester privées et éphémères. Car, la science politique y insiste, les élus ont aussi des émotions. Pour eux, les attaques comme les menaces de mort ne sont pas de simples bruits parasites de l’activité politique, mais bien une inquiétude sourde de leur fragilité et de leur exposition. Franchement, qui a encore envie de se présenter à une élection sous nos latitudes ? Qu’on ne s’étonne pas d’une crise de la vocation, ou de l’arrivée d’un nouveau personnel politique d’un type particulier (comme le Christophe Mercier de la troisième saison de Baron Noir, prof de SVT devenu premier opposant, figure des prêcheurs en ligne à succès dont les adeptes font des quenelles antisémites).

Métro de Londres (octobre 2019)

Impolitique la fin du gate-keeping que les réseaux sociaux autorisent. Si les médias professionnels ont refusé de passer les images de Griveaux, au nom de la « vie privée », sur Internet, là où la mise en scène de soi et la collecte des données sont permanentes, il n’en est plus rien. Si Internet est politique, à défaut d’être participatif, c’est dans sa tendance à faire bloc contre les politiques, construisant et durcissant le clivage entre les élites et le peuple, l’oligarchie et les 1%, eux et nous finalement, désignant les représentants comme punching-balls et ennemis à abattre. Mais les puissants le sont-ils tant que ça ? Avant on exigeait d’eux qu’ils démissionnent quand ils avaient trempé dans des affaires de corruption, aujourd’hui un soupçon ou une simple accusation suffisent. C’est la présomption de culpabilité partout et pour tous. Comme paraît loin la « société à irresponsabilité illimitée », dont parlait Baudrillard. On peut même partir, comme Griveaux, pour des motifs impolitiques. Les « puissants », donc, tombent en quelques heures… A l’image de François de Rugy, après des photos de dîners luxueux. Le grand anthropologue Georges Balandier écrivait dans Le pouvoir sur scènes, que les politiques se découvraient à la fois « manipulateurs et manipulés ». L’histoire récente les donne plutôt comme manipulés, incapables de répondre politiquement à des manœuvres infra-politiques et des coups en dessous de la ceinture. Une fois que les internautes les plus activistes ont révélé que le roi était nu, que reste-t-il ?

Impolitique enfin l’exigence que nos élus soient des saints, des reclus, des moines, qu’ils n’aient plus de corps privé, de petits bonheurs, d’indemnité financière, de turpitudes, d’hésitations ou même de convictions. Ils doivent être sacrificiels, et sinon sacrifiés. Dénonçant le spectacle étatique, Guy Debord rappelait qu’il était « le contraire du dialogue ». Ce spectacle a aujourd’hui migré sur Internet, et l’Etat n’y est plus à la manœuvre, mais ses effets sont les mêmes : Griveaux a été réduit au silence, rendu mutique, au cœur même d’une campagne électorale, c’est-à-dire dans ce qui devrait être un moment de dialogue de haute intensité. Peut-être aurait-il dû résister, pour dénoncer l’impolitique et le revenge porn, assumer l’existence de son corps et de son désir, et aller jusqu’au bout, comme l’avait fait Bill Clinton aux Etats-Unis. Sinon, pour les idées politiques, le débat démocratique, le politique que nous aimons, il ne reste plus que la fiction…

21 février 2020
(publicité pour FB ajoutée le 10/03/2020)