A ma connaissance, la Lettre à Mère Nature du transhumaniste Max More (né en 1964, de son vrai nom Max O’Connor, qui a été body-builder dans une vie antérieure…) n’avait pas été traduite en français. Il s’agit pourtant d’un manifeste important du courant transhumaniste. L’idéologie transhumaniste, sous l’impulsion d’un certain nombre de scientifiques ou informaticiens militants américains, et autres vulgarisateurs, affirme la nécessité d’augmenter par le biais des technologies les capacités physiques, mémorielles ou de concentration des individus. Dans sa version la plus radicale, il s’agit d’aller au-delà de l’humain, vers le « transhumain », un homme couplé aux machines, aux intelligences artificielles, aux nanotechnologies, voire devenu machine lui-même. Vers le « posthumanisme », qui pense l’être humain en dehors ou dans le rejet de toute condition corporelle, sexuelle, dans une après-humanité, dans une virtualisation de la conscience. Donc, un humain augmenté, amélioré, doté de prothèses, de prolongements techniques, et d’organes synthétiques de remplacement, destinés à pallier ses limites physiques, à surmonter les maladies et à éviter la mort. A partir du constat – revenant à plusieurs reprises sous la plume de Max More – que l’homme est une créature faible et inachevée, dont il convient de repousser les limites corporelles et cognitives en utilisant toutes les nouveautés technologies possibles. Le transhumanisme propose ainsi une nouvelle économie des corps qui acte et incorpore les dernières connaissances scientifiques, l’informatique, le numérique et les nouvelles technologies (c’est « l’extropie » ou « extropianisme » de Max More ; sur ces questions, je renvoie aux analyses passionnantes d’Antonio Casilli).
Cette entreprise de dépassement de l’humain relève de l’illusion d’une toute-puissance (elle réactive le mythe de l’homme égalant les dieux, ou du cyborg super-héros), d’une immortalité, du dépassement de la condition corporelle et organique, elle nie la reproduction sexuée qui assure la continuation de l’espèce (même si les individus meurent), et contient une part non-négligeable d’anti-humanisme (l’homme est-il une forme de vie si misérable qu’il conviendrait de la dépasser ?). De la fabrication d’un super-soldat résistant, à l’eugénisme, pour savoir qui sera augmenté ou non, les effets de l’idéologie transhumaniste ont légitimement de quoi inquiéter. En France, ces idées ont été assez mal accueillies, chez les philosophes, les essayistes, les théologiens ou les bioéthiciens, se retrouvant sous la même bannière d’une inquiétude morale dans ces manipulations du vivant (on verra les ouvrages de Luc Ferry, Thierry Magnin, ou d’Agnès Rousseaux et Jacques Testart, ainsi qu’une interview récente de ce dernier).
Pour autant, tout n’est pas farfelu ou détestable dans le transhumanisme. A côté des idées de dépassement de la forme humaine ou son remplacement complet par des technologies supplétives, on trouve une réflexion biopolitique qui entend passer d’une médecine qui guérit à une médecine qui optimise le corps. Cela implique qu’une « bonne santé » n’est plus le seul idéal à atteindre, mais qu’il faudrait quelque chose comme une sur-santé. A cet égard, le transhumanisme relève des formes de luttes contemporaines contre le destin biologique et la mort, où l’on compte le refus de la stérilité ou des greffes d’organes ciblées. On trouve ainsi des positions nuancées, par exemple celle du bioéthicien John Harris, qui ne rejettent pas le transhumanisme en bloc, mais considèrent que si l’usage de prothèses est bien accepté pour compenser un handicap (lunettes, implants cochléaires, prothèses pour des membres manquants, etc.), il pourrait en aller de même pour aider un humain valide, sans que le saut qualitatif ou moral soit à ce point important. Surtout, le transhumanisme se veut un nouvelle étape dans le progrès humain et le triomphe de la raison scientifique, face à la montée du créationnisme et autres obscurantismes religieux. A l’opposé des « scénarios de la catastrophe » brandis par divers prophètes d’une apocalypse suffisamment lointaine pour qu’aucun d’entre nous – sauf modifications posthumanistes – ne sera là pour vérifier, le transhumanisme a le mérite de proposer un avenir optimiste pour l’homme. Mais comme l’enfer est pavé de bonnes intentions…
La version originale de la Lettre est disponible sur le site de Max More.
Lettre à Mère Nature :
Amendements à la constitution humaine
par Max More
août 1999 (modifiée en mai 2009)
Chère Mère Nature,
Désolé de te déranger, mais nous, les humains – ta progéniture – avons des choses à te dire (peut-être peux-tu faire passer le message au Père, car il n’est apparemment jamais dans le coin). Nous voudrions te remercier pour toutes les qualités merveilleuses dont tu nous a dotés, en utilisant ta massive, bien que lente, intelligence séquencée. Tu nous as fait passer du stade de simple forme chimique autoréplicante à celui de mammifères composés de milliards de cellules. Tu nous a donné la maîtrise absolue de la planète. Tu nous a donné une espérance de vie plus longue que celle de la plupart des autres animaux. Tu nous as doté d’un cerveau complexe, qui nous confère la capacité de parler, de raisonner, d’anticiper, d’être curieux et créatifs. Tu nous as donné une capacité de compréhension de soi et d’empathie à l’égard des autres.
Mère Nature, nous te sommes vraiment reconnaissants pour ce que tu as fait de nous. Il est clair que tu as fait du mieux que tu pouvais. Cependant, sauf ton respect, nous devons constater que sur de nombreux aspects tu as fait un travail médiocre pour ce qui est de la constitution humaine. Tu nous a fait vulnérables aux maladies et aux blessures. Tu nous a voués au vieillissement et à la mort – juste au moment où nous atteignons la sagesse. Tu as été mesquine dans l’étendue de ce qui a trait à la conscience de nos processus somatiques, cognitifs et émotionnels. Tu nous a limités en donnant les sens les plus affutés aux autres animaux. Nous n’avons la capacité de fonctionner que dans des conditions environnementales spécifiques. Tu nous a donné une mémoire limitée, un faible contrôle de nos impulsions, et des pulsions tribales et xénophobes. Et tu as oublié de nous donner le mode d’emploi de nous-mêmes !
Ce que tu as fait de nous est magnifique, mais profondément imparfait. Il semble que tu aies perdu tout intérêt pour la suite de notre évolution depuis 100 000 ans. Ou peut-être que tu prends ton temps, en attendant que nous prenions en charge nous-même le passage à l’étape suivante. Dans tous les cas, nous sommes sortis de l’enfance.
Nous avons décidé qu’il était temps d’amender la constitution humaine.
Nous ne faisons pas cela à la légère, imprudemment ou irrespectueusement, mais avec précaution, intelligence, et dans une quête d’excellence. Nous voudrions que tu sois fière de nous. Dans les décennies qui viennent nous allons mener une série de changements de notre propre constitution, lancée avec les outils de la biotechnologie et guidée par une pensée créative et critique. En particulier, nous déclarons les sept amendements suivants à la constitution humaine:
Amendement No.1: Nous ne tolérerons plus la tyrannie du vieillissement et de la mort. Via des altérations génétiques, des manipulations cellulaires, des organes synthétiques, nous allons nous doter d’une vitalité durable et supprimer notre date d’expiration. Chacun décidera pour lui-même du temps qu’il veut vivre.
Amendement No.2: Nous allons étendre le champ de notre perception par des moyens biotechnologiques et informatiques. Nous cherchons à dépasser les facultés de perception des autres créatures, et à imaginer de nouveaux sens pour augmenter l’appréhension et la compréhension du monde qui nous entoure.
Amendement No.3: Nous allons améliorer notre capacité et notre organisation neuronale, augmenter notre mémoire de travail, et augmenter notre intelligence.
Amendement No.4: Nous allons suppléer le néo-cortex avec un « méta-cerveau ». Ce réseau de distribution des capteurs, de mécanismes traitant l’information, et notre intelligence, augmenteront notre degré de conscience de nous-mêmes et nous permettra de moduler nos émotions.
Amendement No. 5: Nous ne serons plus esclaves de nos gènes. Nous allons prendre en charge notre programmation génétique et achever la maîtrise de nos processus biologiques et neurologiques. Nous allons réparer les défauts individuels, et ceux de l’espèce, oubliés de l’évolution à cause de la sélection naturelle. Sans nous arrêter là, nous allons chercher à atteindre le choix complet de nos formes et fonctions corporelles, en affinant et en augmentant nos capacités physiques et intellectuelles au-delà de ce qu’avaient connu les hommes au cours de l’histoire.
Amendement No.6: Nous allons prudemment, mais hardiment, reconfigurer nos modèles de développement et nos réponses émotionnelles d’une manière, qu’en tant qu’humains, nous jugeons bonne pour la santé. Nous chercherons à réguler les excès émotionnels typiquement humains, par le biais d’émotions affinées. Nous allons nous renforcer pour nous débarrasser de nos besoins malsains pour la certitude dogmatique, en supprimant les barrières émotionnelles à la capacité rationnelle de se corriger soi-même.
Amendement No.7: Nous reconnaissons ton génie dans l’utilisation de composés organiques à base de carbone pour nous développer. Cependant, nous n’allons pas limiter nos capacités physiques, intellectuelles ou émotionnelles en restant seulement des organismes biologiques. En même temps que nous poursuivons la maîtrise de notre propre biochimie, nous allons intégrer à nous-mêmes, de façon croissante, nos technologies avancées.
Ces amendements à notre constitution nous feront passer comme individus d’une condition humaine à une condition transhumaine. Nous croyons que cette évolution nous permettra également de construire des relations, des cultures, des sociétés au niveau d’innovation, de richesse, de liberté et de responsabilité sans précédent.
Nous nous réservons le droit de proposer de nouveaux amendements, collectivement et individuellement. Plutôt que de chercher à atteindre un stade ultime de perfection, nous continuerons de chercher de nouvelles formes d’excellence, au regard de nos propres valeurs, et de ce que la technologie permet.
Ton enfant humain ambitieux
(trad. 17/09/2018)
C’est de la témérité ou c’est la réalité ?