A propos du hors-série de Philosophie magazine, « Star Wars. Le mythe tu comprendras », 27H, 2015
Sortir du ghetto des fans, cesser de penser que les fictions ne parlent que d’elles-mêmes, ne pas opposer culture « légitime » et culture « populaire », casser les clivages de genres qui donnent le « mauvais genre » à la science-fiction, sont autant de premiers pas qui autorisent à philosopher avec Star Wars. On sait depuis longtemps que les œuvres fictionnelles sont des sources à exploiter – et les historiens ont fait leur beurre des romans populaires, comme les sociologues des polars ; mais il serait réducteur d’en faire de simples vectrices des représentations sociales dominantes de leur époque, ou de les enfermer dans leurs conditions sociales ou économiques de production. Le numéro spécial de Philosophie magazine a l’immense mérite de prendre au sérieux le contenu même des six films Star Wars (à ce jour ; le 7e sortant dans deux mois), ou, si le mot n’était pas galvaudé, leur « message ». Car, après tout, si depuis près de 40 ans, le succès de la saga ne se dément pas, c’est bien que George Lucas, ses équipes et « ses » réalisateurs, ne sont pas de simples faiseurs, ni d’habiles recycleurs de divers mythes occidentaux et orientaux. La Guerre des étoiles est bonne à penser, elle permet de poser des questions, de revisiter des notions philosophiques, des sagesses, des réflexions sur le pouvoir, sur les passions, sur l’homme.
La richesse des six films, leur inventivité formelle, le fameux « univers » cohérent et dense qui plaît tant aux aficionados, sont autant de lieux où se déploie une approche du monde social, ou souvent plus prosaïquement un « mode d’emploi » individuel des bonnes manières, de la bonne conduite à adopter, quand la tentation du Mal est grande. A l’opposition manichéenne entre le côté obscur de la Force et son côté lumineux et juste, répond le mouvement de l’un à l’autre d’Anakin Skywalker (le véritable héros de la prélogie), et les doutes de son fils, Luke. Ce sont bien leurs tortures mentales sur les choix à faire qui créent les nuances de gris entre ces deux pôles opposés ; là où d’autres personnages (Yoda, Palpatine) n’ont jamais hésité et n’existent que dans leur certitude. C’est bien l’humanité d’Anakin et Luke, confrontés à la chute, qui provoque l’empathie et l’intérêt, l’identification et la réflexion. Slavoj Žižek écrit ainsi que « l’individu Anakin Skywalker est interpellé en sujet Dark Vador ». Wolfram Eilenberger compare même les figures de Vador et de Heidegger, qui s’abîme dans le nazisme au nom de l’exaltation de l’être contre la technique. Le vertige ressenti à l’irrésistible développement de la méchanceté chez Anakin, futur Dark Vador, provient du fait qu’il se sent impuissant à protéger celle dont il est amoureux. Le côté obscur de la Force ne sera chez lui qu’une excroissance monstrueuse des sentiments troubles qui le hantent depuis son enfance. Pour Anakin, si la force des sentiments ne suffit pas à sauver ceux que l’on aime (dont sa mère captive des hommes des sables), alors la ‘force de la Force’ devra le faire. L’aventure épique que décrivent les six films ne fait alors signe que vers le couple père-fils, le devenir-seigneur du Mal du premier, et le refus de ce destin du second.
De signes il est ainsi beaucoup question dans Philosophie magazine. Le jeu sur les noms tout d’abord, de Darth Vader, le « père sombre », disent l’antiquiste John Scheid et l’ethnopsychiatre Tobie Nathan (qui signe un papier très intéressant sur les engins dans Star Wars), à Chewbacca, compagnon poilu de Han Solo, dont le nom pourrait dériver de « sobaka », le chien en russe (Michel Eltchaninoff). Mais aussi la place réservée aux machines. L’humanité glisse ainsi discrètement vers les droïdes (Heinz Wismann), dont un C3-PO très woody-allenien (Pierre Cassou-Noguès). Dark Vador est lui-même un corps reconstitué, mais déshumanisé, qui s’absente dès qu’il passe du côté obscur, et qui est réduit à n’être qu’une respiration mécanique et une voix (Clotilde Leguil).
D’après Tristan Garcia, Star Wars est un récit mythique tourné vers le passé, qui signale les failles du rationalisme moderne et leur oppose le concept de la Force. Au fond, comme œuvre de science-fiction, les six long-métrages marginalisent la science et la technique, au profit de la seule fiction, et du mysticisme. Le « jediisme », si l’on en croit Baptiste Morizot, est une forme de « quelquechosisme », nom ironique désignant l’idée très sérieuse que le recul des religions traditionnelles n’empêche pas la croyance d’ordre religieux en un « quelque chose » qui ferait tenir l’univers ou l’aurait créé. D’ailleurs, Alexis Lavis analyse de façon passionnante l’influence des sagesses asiatiques sur le fonctionnement de l’univers des Jedis. En contrepoint, un article de Julian Baggini, prudemment placé en fin de volume, suggère plutôt que le discours mystique autour de la Force n’est qu’un « bric-à-brac spirituel et une philosophie de comptoir », qui cachent mal le côté conservateur de George Lucas, et la contradiction qui le fait dans le même mouvement prescripteur de valeurs spirituelles et vendeur milliardaire de produits dérivés.
Ce beau numéro de Philosophie magazine réactive la question générale de l’échelle d’analyse de la fiction. Faut-il voir dans les films Star Wars des œuvres porteuses d’une mythologie qui échappent à leur temps ? C’est ce que suggère le titre du numéro, et plusieurs articles qui inscrivent la saga dans le désir de récit et le désir de mythes qui caractériseraient universellement les sociétés. Ou bien ces films ne sont-ils que le reflet de l’état du pays qui les a vu naître ? Le rédacteur Sven Ortoli suggère ainsi que le rachat in extremis de Dark Vador est une « consolation dans cette Amérique secouée par le choc pétrolier, le taux exponentiel de divorces, le chômage de longue durée et le Watergate », ou, encore avant, la guerre du Viêtnam. Ailleurs, on a pu assimiler Palpatine au Bush du Patriot Act, même si c’est un peu rapide ; des régimes politiques irréductibles semblant en fait s’enfanter. « L’Empire est la République », note ainsi Žižek. L’article plus stimulant de Martin Legros suggère que l’Empire de Star Wars fait écho à l’Empire anglais et que la rébellion renvoie aux colons américains luttant pour leur indépendance. Il y est même noté que les membres de l’Alliance rebelle parlent avec l’accent américain (même Alec Guiness et Ewan McGregor ?), tandis que les séides de l’Empire ont un accent anglais. Dans tous les cas, cette opposition, sans doute insoluble, entre grand et petit récit magnifie l’ouvrage dans un cas et le restreint dans l’autre. Elle laisse cependant entière la question de la nouveauté formelle et esthétique qu’invente George Lucas pour porter ce propos. Comment se fabriquent les véhicules du mythe ? Pourquoi changent-ils à chaque époque ? Ont-ils une force propre ? Car, dans beaucoup de témoignages, la première vision de Star Wars s’est apparentée à un choc, alors que le cinéma n’était plus tout jeune. Raphaël Enthoven parle par exemple d’une « magie infernale » lors de sa première vision du film, et l’on sait que pour les fans cette première expérience possède sa mystique propre, voire a déterminé l’existence tout entière…
Une réserve pour finir, attristée, d’un universitaire qui prône depuis des années l’interdisciplinarité, et qui constate que pour la rédaction du magazine on ne peut philosopher que si l’on est philosophe. Quasiment tous les contributeurs relèvent de la discipline « philosophie », alors qu’on aurait pu imaginer prêter la plume à un anthropologue pour évoquer la parenté dans la saga (à l’image du beau texte pionnier de Marc Augé sur la parentèle folle de Dallas), à un sémioticien ou un spécialiste du cinéma pour évoquer la mise en scène, le montage et la narration, c’est-à-dire ce qui fait la singularité du support filmique (et qui est passé sous silence dans tout le numéro), à un juriste pour le droit intergalactique, ou enfin, soyons fous, à un politiste, qui éclairerait les relations de pouvoir dans Star Wars. Dommage que cette livraison témoigne à sa façon d’une crispation disciplinaire.
Mais pour ne pas achever cette lecture sur une note négative, on peut suggérer une prochaine piste de réflexion : philosopher avec Star Trek…
25/10/2015
Les deux photos d’illustrations sont signées Cédric Delsaux et Thomas Dagg.
Chers amis,
La Fédération Francophone de Débat organise, le lundi 14 décembre à la Sorbonne, le Grand Procès de Dark Vador.
Deux équipes de 4 orateurs s’affronteront dans une joute oratoire de haute tenue, en face d’un jury composé de youtubeurs, de personnalités du monde cinématographique,et d’intellectuels.
Voici le lien FB de notre évènement (plus de 3500 participants) : https://www.facebook.com/events/950810324978957/
Serez-vous des nôtres ? 😉
J’aurais préféré un message plus constructif et adressé ; mais je relaie cette publicité…
Ben oui, la science politique (et pas seulement la philosophie en effet) peut aussi s’intéresser à la science-fiction.
Cf. Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique. », Raisons politiques 4/2010 (n° 40) , p. 97-113
URL : http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2010-4-page-97.htm
Très bon papier de mon collègue Yannick Rumpala, auquel je souscris totalement !