Show Me a Hero, mini-série HBO de six épisodes, produite par David Simon (The Wire), et réalisée par Paul Haggis (Collision, Dans la vallée d’Elah…), reprend la formule qui avait fait la force de The Wire : un intérêt pour la ville comme personnage principal, dont le devenir et la transformation tissent divers destins croisés et déterminent le jeu politique. Ici, la cité de Yonkers (New York), où un programme de public housing pour les classes défavorisées (Noires et Latinos) implique la construction de logements bon marché au milieu de quartiers résidentiels dont les habitants, appartenant à la moyenne bourgeoisie blanche, vont violemment se révolter ; se politisant au passage. La série suit essentiellement, sur six années, la carrière politique délicate d’un élu local, Nick Wasicsko, dont le mandat et l’agenda sont prisonniers des enjeux de ce programme social, au point de s’y abîmer entièrement. Show Me a Hero s’épargne habilement le lieu commun de la mafia urbaine (Yonkers n’est pas le Vinci de la deuxième saison de True Detective), ne déjoue pas toujours l’impression d’assister à un interminable conseil municipal (le deuxième épisode est à cet égard assez plombant), mais entend opérer un véritable « retour au réel ». Si The Wire se voulait réaliste – « plausible » serait un bien meilleur terme –, Show Me a Hero se débarrasse de la dimension expérimentale que contenait divers éléments du scénario de la précédente série pour s’inspirer de faits réels. Cette information, peut-être connue d’un public américain initié, est donnée à la fin du dernier épisode, où dans un jeu troublant sont montrés l’acteur et la figure qu’il incarne. A cet égard, dans Show Me a Hero, la seule « expérience », celle qui influence le cours des vie, est précisément la construction d’habitats sociaux, et la série se veut la chronique précise et empathique d’une séquence historique où l’action politique change la ville et les êtres.
Show Me a Hero – Miniseries Official Trailer par AntiHero_17
Retour aux affaires
Même si, comme dans The Wire, la série suit une myriade de personnages – ici, notamment, une jeune veuve avec un enfant, une mère célibataire latino, une femme noire en train de devenir aveugle, potentielles bénéficiaires des logements, et une retraitée blanche, Mary Dorman, très concernée par le programme de construction, sur laquelle on reviendra –, l’essentiel de la narration s’attache au personnage de Nick Wasicsko, au départ jeune conseiller municipal, puis maire non-réelu, que l’incapacité à retrouver ce pouvoir exécutif va miner tragiquement. La temporalité longue du récit permet à Wasicsko, comme au spectateur, de faire l’apprentissage de l’activité politique locale, faite de réunions stratégiques, d’interactions tendues avec les membres de l’opposition municipale, de contacts avec tous les professionnels des champs adventices au métier politique (sondeurs, communicants, architectes et urbanistes, etc.), et également de conseils municipaux publics. Ceux-ci reviennent dans la quasi totalité des épisodes, jamais longuement filmés, mais impliquant toujours une dramatisation. Ils apparaissent comme de véritables épreuves pour les protagonistes, Wasicsko en tête, car ils marquent le décalage, sensible pour le spectateur, entre les mille compromis qui fondent la décision municipale et sa perception négative par les habitants les plus mobilisés. La violence verbale et physique dont font preuve les citoyens présents, la façon dont ils prennent à partie et agressent les conseillers favorables au programme de logement social, témoignent du scepticisme des scénaristes sur une quelconque vertu civique des habitants, à partir du moment où ils se sentent menacés et activent en permanence la rhétorique teintée ici à la fois de mépris social et racial du « Not in my backyard » (sur son blog, Pierre Sérisier insiste sur ce point).
Show Me a Hero ne désespère pas cependant de la valeur de la discussion et de la participation, mais pas dans le cadre de la confrontation élus-électeurs. Plutôt, comme l’avait vu Tocqueville, dans le conseil de quartier, dans la réunion participative, qui permettent l’acquisition d’une petite expertise, comme d’un savoir pratique, pour les participants. Le personnage de Mary Dorman incarne bien le changement de position qui peut résulter de la fréquentation du « terrain » et de discussions avec les consultants chargés d’organiser l’arrivée des nouveaux habitants. On la voit ainsi passer d’une hostilité forte au programme de logements à un franche soutien et à une sympathie pour les nouveaux arrivants qu’elle va accompagner. Littéralement, elle se conscientise et se politise, et ce mouvement est filmé tout au long des six épisodes. Il en va de même du personnage de Doreen Henderson, jeune black, qui entend défendre une habitante menacée d’expulsion, et finit par prendre la tête de l’association de quartier au nom du bien commun. On pensera ici aux processus de politisation mis en évidence dans l’ouvrage de Christine Guionnet et Lionel Arnaud, et à la façon dont la survenue d’un événement inédit, là une politique locale ayant des effets sur les trajectoires individuelles, peut conduire à une politisation et à un passage à l’action.
En parallèle, le suivi des familles qui pourraient obtenir un de ces logements, s’il est plus faible narrativement, est poignant, et entend surtout montrer la vie insupportable dans des cités dégradées. Au passage, la séquence d’attribution par loterie des premiers logements neufs, vient témoigner de tout l’arbitraire qui s’attache au tirage au sort quand il détermine l’obtention d’un droit ou d’un avantage pour des individus dont la situation semblable fait qu’ils pourraient légitimement prétendre à la même chose.
Il s’agit en tout cas pour les scénaristes d’examiner toutes les implications d’une politique locale, tant du point de vue des rapports de force politiques, que de celui des biographies individuelles. Le choix de Paul Haggis à la réalisation renvoie clairement à ce qu’il avait pu faire dans Collision (2004), où tout le récit était précisément fondé sur l’entrecroisement de destins individuels dans un Los Angeles empli de tensions. Il excelle à filmer « au plus près », à être dans la politique la plus poisseuse, dans la misère des vies « populaires » anonymes et ballotées, comme dans la médiocrité intellectuelle de la classe moyenne blanche qui se sent assiégée. Ici, la ville tout entière semble exploser quand le programme de logements sociaux est annoncé, quand les condamnations judiciaires tombent (car il y avait une obligation préalable de construire ces bâtiments), comme si soudainement ce qui apparaît comme un scandale pour les habitants les mieux lotis appelait un retour aux affaires de divers protagonistes. Les citoyens hostiles au projet se battent littéralement contre « la ville », au double sens de se battre contre ce qui risque de la modifier, et contre ceux qui veulent la modifier. Elle est cette entité non-humaine, mais agissante, filmée d’hélicoptère au début, qui est le réceptacle d’idées (dont celles du defensible space d’Oscar Newman, dont le personnage apparaît dans la série, et qui avait théorisé la limitation de la violence par des formes nouvelles d’habitat), et qui enserre tous les protagonistes, surtout le maire Wasicsko dont toute la carrière va être plombée par son choix compliqué de défendre la construction de ces logements sociaux.
Un anti-House of Cards
La politique locale vue par David Simon n’est pas affaire de corruption ou de petites combines (même s’il peut y en avoir) : elle est une activité de services à la communauté prise en charge par divers citoyens plus impliqués que les autres, elle peut être une prise de conscience individuelle quand la politisation apparaît comme une nécessité face à une situation jugée inquiétante ou désirable, et elle est une ambition de carrière simple et ininterrogée (Wasickso passe de la police à la politique, dans une continuité naturelle), qui nourrit l’existence ou la vide quand le mandat s’achève (comme en témoigne le personnage jouée par Winona Rider).
A cet égard, Show Me a Hero incarne un anti-House of Cards. A tous les points de vue. On n’est pas dans le champ politique central mais dans le champ local, traversé de mille intérêts particuliers et de mille interconnaissances qui parasitent tout. Les décisions affectent le quotidien directement, la parole politique est démonétisée et ne porte peu ou plus, elle n’est pas performative, elle est même parfois rendue impossible par la houle des protestations, les victoires électorales s’y jouent à de très faibles écarts, la durée du mandat, 2 ans, rend délicate toute action sur le long-terme ou toute notabilisation (une scène montre ainsi Wasickso faire du porte-à-porte et constater que pratiquement personne ne se souvient qu’il a été maire…), la volonté municipale d’entreprendre est bloquée de partout par la multilevel governance, les marges de manœuvre sont faibles, comme le contrôle éventuel des opposants, la panoplie des coups possibles est réduite ; et c’est d’ailleurs une sorte de coup de protestation joué par Wasicsko qui précipite sa chute, face au maire en poste qui ne respecte pas une promesse faite (comme dans House of Cards, là).
Wasicsko, lui, est un personnage attachant (et son interprète, Oscar Isaac, est bien mieux exploité que dans Star Wars. Le Réveil de la Force), à la fois pragmatiste et idéaliste, amoureux endogame de sa compagne qui fait partie du staff municipal, ancré dans le réel, comme dans sa ville (il y a achète une maison sur les hauteurs), et surtout traversé visiblement par de nombreuses émotions. On est très loin de la froideur calculatrice d’un Frank Underwood. L’élu local a des émotions, comme avait pu le montrer le politiste Alain Faure : il doute, il en bave, il est énervé, et il est accablé de ne pas être réélu. Peu de scènes insistent sur la professionnalisation de Wasicsko, car ce n’est pas l’enjeu. On le voit à un moment s’entraîner devant son miroir à appeler au vote d’un ton froid, comme si cette manière de faire était d’une totale artificialité pour lui, comme s’il devait forcer sa nature d’homme chaleureux et arrangeant (sa compagne et lui en rient vite, d’ailleurs). On le voit surtout être atteint par la situation politique comme par sa situation personnelle : anxieté et nervosité à l’approche des résultats, angoisse et pleurs, voire basculement dans une demie folie quand les rapports de force municipaux lui sont défavorables. Sa compagne l’implore d’ailleurs en lui disant : « You can’t confuse votes with love » (ép. 5)
Comme dans The Wire, la représentation politique ou la professionnalisation politique ne sont pas dénoncées, au profit d’une démocratie participative locale qui leur serait supérieure. Les élus locaux ne sont pas déconnectées des réalités du terrain et, « en face », les bien mal-nommés « profanes » ont une expertise qui n’est pas qualitativement plus forte que celle des élus ; elle est en outre teintée d’affects ou d’idéologies. Ce qui a à nouveau intéressé David Simon dans cette affaire réelle au départ c’est bien de filmer des « hommes d’institution », dans une belle galerie de portraits, des individus coincés dans un microcosme qui borne leur horizon mental et finit par les broyer. Des héros de tragédie moderne.
09/01/2016
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