A propos de la dernière campagne de publicité de l’association L214

L’association L214 de défense des animaux dont le slogan est « Ouvrons les yeux sur l’élevage, la pêche et les abattoirs », s’est fait connaître ces derniers mois en diffusant des images terribles de violence faite aux animaux dans les abattoirs et de leurs conditions révoltantes de « détention », aurait-on presqu’envie d’écrire. Récemment, des images d’un épouvantable élevage de poules en batterie ont eu un impact national, et la porte-parole de l’association a été invitée à plusieurs reprises dans les médias. Clairement, les actions de L214 sont des actions de dévoilement de la souffrance animale et de dénonciation de « l’horreur du spectacle par le spectacle de l’horreur » (Daney). Cette pédagogie par l’effroi ou par le dégoût n’est pas nouvelle. Historiquement et jusqu’à nos jours, comme a pu le montrer le politiste Christophe Traïni, la sensibilisation à la cause animale est passée par une sensibilisation morale, où les images fortes jouent un rôle. Subtilement, pour ceux qui construisent les causes, il s’agit de dégoûter de la viande en indignant du sort fait aux animaux. Mais pour cela, il faut rappeler qu’on ne peut pas dissocier la viande de l’animal. Malgré tous les efforts sémantiques faits pour séparer symboliquement la viande et l’animal, comme avait pu le montrer Noélie Vialles. Ainsi, la désignation des parties de l’animal ne renvoie souvent pas à l’anatomie propre de la bête. On parle ainsi joliment de « macreuse », « maquereau », « paleron », « filet », « bavette », pour désigner des pièces de viande (à l’inverse, la « côte », la « joue » ou la « langue » de bœuf, sont des mots qui ne trichent pas). Traïni toujours signale même que la langue anglaise utilise des vocables différents pour désigner la bête vivante puis sa viande : ox/beef, calf/veal, sheep/mutton, pig/pork… Ces dispositifs langagiers sont là non pas pour réifier le morceau de viande (sinon on ne verrait plus que l’aspect cadavérique de ce que l’on mange), mais pour neutraliser leur provenance animale.

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Sur la construction de la cause animale

Montrer la violence

L’ambition de L214 est donc de montrer ce qui ne se voit plus dans nos sociétés. Car depuis plus de cent ans, les abattoirs et les élevages industriels ont été placés à la périphérie des villes ou dans les campagnes. Auparavant, en ville, les bouchers tuaient les bêtes dans leurs arrière-cours. Mais les cris des animaux et le sang répandu sont progressivement devenus insupportables pour les citadins qui aspiraient à une ville aseptisée et « bourgeoise » (on dispose sur cette histoire de nombreux travaux, par exemple ceux de Sydney Watts). L’invention de l’abattoir, et du terme même qui renvoie à la coupe des arbres et non à une mise à mort, a permis à la fois d’ôter au regard ce qui l’incommodait et de faire passer la production de viande au stade industriel. Brecht critique du capitalisme ne s’y trompa pas avec sa Saint Jeanne des abattoirs, justement.

Sauf que la sensibilité au sort des animaux a au départ concerné uniquement les animaux domestiques et leur maltraitance visible. Les premières associations de défense animale s’intéressaient aux bêtes qui entouraient l’homme dans sa vie quotidienne, notamment les chiens et les chevaux ; mais aussi les taureaux utilisés pour la corrida. La loi Grammont de 1850 a puni les mauvais traitements infligés aux yeux de tous, comme s’il s’agissait moins de protéger l’animal lui-même que d’éviter aux passants un spectacle choquant. Longtemps, le sort des animaux destinés à la boucherie n’a pas intéressé les militants, sauf pour l’abattage rituel perçu comme plus douloureux que la tuerie traditionnelle. L’abattoir excentré restait et reste un lieu exotique susceptible d’une lecture ethnographique. Un tel éloignement a largement contribué à étendre la tâche aveugle sur les formes nouvelles et les enjeux de l’abattage de masse. Ces dernières années, l’abattage rituel cacher comme halal, a été pris pour cible, jugé violent et archaïque (dixit François Fillon) ; sans qu’on puisse exclure qu’il s’agissait, pour les plus durs, d’une attaque indirecte contre les populations juives et musulmanes ; lesquelles ne sont pas mineures et ont aussi un discours articulé sur cette question. Du reste, interdire l’abattage rituel reviendrait à priver ces groupes de tout régime carné ! Peut-être est-ce l’objectif inavoué, d’ailleurs. Mais donc, par un extraordinaire retournement, c’est le geste bien visible de l’abattage rituel qui a été contesté, tandis que les gestes industriels cachés de l’abattage industriel demeuraient hors des radars…

L’action des défenseurs des animaux s’inscrit donc dans la volonté de rendre visible le sort invisible des animaux de boucherie et le zoocide de masse. On parle de 60 milliards d’animaux tués dans le monde chaque année pour fournir de la viande (L214 avance le chiffre de 3 millions d’animaux tués chaque jour en France ; difficile de trouver un chiffre sur le site du Ministère de l’Agriculture). Les chiffres donnent le vertige, et témoignent des volumes sans précédent de l’abattage industriel, comme de son absolue nouveauté ; dans des sociétés rurales comme la France, où le rapport à l’animal a été direct durant des siècles et où acheter un steak sous vide n’aurait eu littéralement aucun sens pour les contemporains du début du XXe siècle. La sensibilisation à cette question est donc d’autant plus ardue qu’il y a pour les défenseurs des animaux plusieurs combats en un : dénoncer l’industrialisation de l’abattage contre des intérêts puissants, dénoncer ses conditions parfois indignes, et lutter contre une « culture » qui valorise le régime carné et a oublié que d’autres régimes sont possibles et ont existé dans le passé ou dans les textes civilisationnels (les premiers hommes de la Bible étaient végétariens). De manière plus souterraine, il s’agit également de diffuser des idées antispécistes. Si les allusions à l’antispécisme sont discrètes sur le site de L214 (il faut passer par la recherche intégrée, qui renvoie vers de la littérature spécialisée), c’est bien le point ultime du régime vegan. Ce combat s’inscrit d’ailleurs dans une réflexion très contemporaine sur le statut à donner aux animaux et sur la remise en cause d’une supériorité ontologique de l’homme sur l’animal. Le Parlement français a ainsi reconnu l’an dernier que les animaux étaient des « êtres vivants doués de sensibilité », et non plus des bien meubles.

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La vache qui parle

Manger de la viande, une addiction ?

La dernière campagne d’affichage de L214 profite donc de l’audience de ses vidéos dénonciatrices pour toucher le plus large public possible. L’affiche publicitaire ci-dessus joue sur les registres déjà évoqués, en plaçant l’animal, ici une vache ou un bœuf, au premier plan, et même en le faisant parler ! Manière d’anthropologiser l’animal, dans la lignée idéologique de l’indistinction d’espèce humain-animal. Manière aussi d’attendrir et d’inscrire la bête dans une autre imagerie, celle de l’animal domestique aimé, de la peluche enfantine caressée. En revanche, l’affiche ne joue pas sur le dévoilement de la violence faite aux animaux, à l’inverse des vidéos de l’association. Le texte, lui, ne se laisse pas saisir d’emblée, mais l’animal précise apparemment que ses côtes lui sont vitales, tandis que les animaux-humains pourraient tout à fait se passer de les (lui) manger. A vrai dire, le plus intéressant dans cette pub, c’est l’accroche du bas, « La viande ? Trouvez la porte de sortie ». Accroche qui emprunte aux slogans de la lutte contre le tabac ou l’alcool. A la fois du côté de l’addiction (nous ne pouvons pas nous passer de viande), et du côté de la pathologie (comment s’en sortir). L’accroche propose littéralement une aide pour décrocher. Et renvoie vers le site, comme il y a des hotlines pour être aidé face à ses démons et se sentir moins seul. L’historique mangeur de viande est donc pris pour un malheureux drogué qui s’ignore. Renvoyé à une maladie honteuse : manger de la viande. C’est là une habile stratégie d’isolement des individus, poussés à se responsabiliser, à prendre en charge leur biopolitique personnelle, alors même que le régime carné est une construction collective.

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Construire la cause

Défaire les montages culturels de ce régime carné est tout sauf évident, et la tâche des vegans est herculéenne. Ironie de l’histoire, la pathologisation avait déjà été utilisée par les savants favorables à la vivisection pour délégitimer les tenants de la cause animale, renvoyés à leur faible constitution ou à leur genre féminin (car le combat était essentiellement porté par des femmes). Pour autant, psychiatriser un comportement social, comme le fait l’affiche de L214, peut aussi braquer, et tracer une ligne entre du normal et du maladif dans des pratiques alimentaires ancrées culturellement. Le soubassement normatif de l’ambition vegan apparaît ici clairement, celui qui veut « gouverner les conduites », au sens de Michel Foucault, jusque dans l’assiette, désormais désirée sans gluten, sans huile de palme, bio, et bien sûr sans protéines animales.

Le côté « Croisés » des militants est toujours inquiétant, qui voient des carnassiers là où il y a surtout des carnivores, jamais de cannibales ; il faut le leur dire. Noble combat, sans doute, qui veut purifier le corps occidental malgré lui. Le corps, oui, mais pratiques commensales et mentalités changent plus lentement…

22/06/2016