La dernière campagne de publicité de la marque Happyvore (anciennement « Les nouveaux fermiers ») joue à plein sur la dimension sociale et culturelle des régimes alimentaires, pour promouvoir ses produits et, nécessairement, un régime sans viande ; ou en tout cas, la possibilité d’avoir occasionnellement des nouveaux produits disponibles qui « imitent » la viande mais sont végétariens et peuvent convenir aux flexitariens comme à ceux qui ne souhaitent plus manger de viande. Ce type de produits, dont le développement est important et où l’on trouve des marques historiques comme Herta (marque chère aux saucisses), est pris dans diverses contraintes qui sont sociales et « civilisationnelles ». Par exemple, la promotion d’un régime sans viande, comme si c’était impensable en Occident, alors que de nombreux travaux d’anthropologie et d’histoire culturelle montrent que le régime carné est d’apparition tardive et que jadis céréales, fruits et légumes étaient massivement consommés. Par exemple encore la nécessité de proposer des produits qui essaient de ressembler à de la viande, esthétiquement et gustativement, parce que les formes prises par la viande, et sa place centrale dans l’assiette (où les légumes ne sont qu’une « garniture »), font qu’il est difficile d’imaginer pour l’instant la consommation de graines et de légumes sous une forme dispersée.
L’idée est au fond d’amener les consommateurs à manger des céréales et des légumes « autrement », en leur faisant croire, sans que personne ne soit dupe, qu’ils mangent de la viande, et en tout cas que la viande ne leur manque pas (chez certains, l’impression est tenace qu’un repas sans viande n’est pas « complet » et qu’ils ne sont pas rassasiés). Pour avoir goûté la quasi totalité des produits Happyvore, l’effort pour rapprocher le produit de la viande est visible, mais avec ses limites évidemment. Si les merguez végan, avec leurs épices, sont tout à fait bluffants, c’est moins le cas pour le reste de la gamme. Mais en réalité, ce qui compte c’est « l’impression » faite par le produit plus que son goût réel, qui peut être agréable au demeurant : ainsi, l’envie de manger des nuggets est tout à fait satisfaite avec ceux que la marque propose. Quant à l’image du plat qui figure sur la publicité, elle dit bien que « tout est comme avant » et que personne n’est lésé par le passage au végétal. Au passage, dans le régime végétarien qui est promu, l’implicite est de sortir de table sans se sentir lourd, et sans avoir sur la conscience la mort d’un ou de plusieurs animaux.
Si le régime carné est un « faux » standard contemporain, ou s’il est culturellement construit, alors il faut pour Happyvore retourner la tradition et retourner le stigmate qui peut frapper les végétariens. C’est le même mécanisme que celui qui conduit à critiquer l’imaginaire cowboy cool et viril associée aux cigarettes à une époque, ou le côté fêtard des buveurs d’alcool, pour le remplacer par une nouvelle norme et un autre imaginaire. Ici, le slogan « Passez de bon relou à bon vivant » ramasse en quelque sorte tous les enjeux de ce retournement : le « bon vivant » n’est plus désormais l’outremangeur carnivore, l’amateur de bonne chère, de viande saignante voire de bons gibiers, mais celui qui a mangé équilibré, qui est conscientisé sur l’apport des protéines végétales, sur le spécisme, et qui fait de son repas quasiment un acte politique. C’est cet acte politique qui a pu faire de lui le « bon relou » originel, celui qui ne mange pas comme tout le monde, pour qui il faut préparer un repas spécial, qui a politisé ce qu’il mange, qui est militant écologiste, ou qui culpabilise les carnivores. Bref, celui qui est « anti-social » parce que manger de la viande est une norme traditionnelle et ininterrogée.
Le « passez » témoigne du nouvel impératif qu’il y a à justement laisser passer la tradition du régime carnée, à la renvoyer à un temps « primitif », sans réflexivité sur ce qui est mangé, au virilisme associé parfois à la viande saignante, aux croyances qu’on est ce qu’on mange et que l’absorption d’un animal nous transmet sa force. Le « passez » est ici un appel à l’adoption d’une nouvelle norme, celle du remplacement de la viande, parfois ou systématiquement, par un plat qui obéit à d’autres procédés de fabrication et à une autre idée du rapport entre l’humain et la nature. Le retournement sera complet quand le mangeur de viande sera devenu le « bon relou », car si on croit le slogan, il faut inverser les places. Dans une tablée entièrement végétarienne, les « bons vivants » occupent le terrain, et les bons relous sont renvoyés à un archaïsme alimentaire ou à une mauvaise conscience. Le triomphe suggéré de cette nouvelle norme vient en fait lever un autre implicite : entre régimes alimentaires, interdits religieux, allergie, antispécisme, et healthy food, le végétarisme est ce qui permet le mieux de partager la table.
24/01/2022