L’intranquillité est ce sentiment étrange qui saisit les jours d’attentats. C’est cette impression de fragilité existentielle, de rapport au monde moins évident, quand les choses perdent leur sens, et que des inconnus décident de condamner à mort des gens dont ils ignorent tout, et les massacrent dans le dos à l’arme lourde.

L’intranquillité est le retournement du monde quand le quotidien est bouleversé, quand un acte anodin, boire un café, assister à un concert, signe un acte de décès ; quand le festif bascule en un instant dans la mort la plus sanglante, dont on ne savait pas qu’elle était tapie là.

L’intranquillité est une inquiétude qui prend quand le familier devient étrange, quand l’autre semble désormais menaçant, quand tout semble devenir « risqué », quand l’impuissance à protéger les autres et se protéger soi-même gagne l’esprit.

L’intranquillité est ce découragement à l’idée de sortir, un à-quoi-bonisme qui gonfle sur l’assomption du nihilisme de ceux qui tuent ; une peur de l’espace public, du détraquage complet de ce qui paraissait linéaire l’instant d’avant.

L’intranquillité est cette connaissance que des armes circulent en masse, et que certains sont prêts et entraînés à s’en servir. Que désormais c’est arrivé. Ce n’est plus « à nos portes », c’est entré. Qu’il y a eu beaucoup de naïveté en janvier, quand chacun se croyait à l’abri, car aucune cible ne paraissait dessinée sur son torse. Ce ne pouvait être que d’autres qui tomberaient.

L’intranquillité est cette difficulté à doter de sens ce qui n’obéit pas à notre rationalité ; à voir la profusion de discours envahir la toile et les journaux comme autant de sémaphores battus par les vents, à mesurer à quel point la violence révèle des dissensions idéologiques internes insurmontables, qui plombent la pensée ; à se dire que décidément « on n’y arrivera pas », tant il n’y a pas d’accord sur ce qui se passe.

L’intranquillité est la « purge lexicale » dont parle Daniel Dayan, où les plus virulents viennent enlever les mots qu’ils n’aiment pas, les mots du droit, les mots de l’émotion, les mots de l’histoire, les mots de la qualification, de « barbares » à « terroristes », nous affaiblissant, en fait. Il faut laisser ces mots hurler. Et d’autres encore. Penser contre eux si on le désire, mais ne pas penser sans. Laisser aussi l’insulte sourdre, parfois.

L’intranquillité est l’épuisement de l’écriture, la faiblesse des mots à décrire ce qui est ressenti et à décrire comme il faudrait le faire la violence destructrice de chaque balle sortie des canons, de chaque explosion qui souffle les corps. Ce n’est pas l’absence de pourquoi qui pèse, mais l’absence de comment. La sidération toujours répétée, puis l’accablement, l’emprisonnement intérieur quand on ne sait plus où fuir, quand la maison brûle.

L’intranquillité est cet abandon de ce qui pouvait servir de référence intellectuelle. Non, l’homme démocratique n’existe pas. Naître dans une société libre ne préserve pas de cette fascination qu’entrevoyait Karl Popper pour les sociétés d’ordre, inégalitaires, violentes et hiérarchiques. Elles donnent du « sens », et des raisons de mourir. C’est leur force.

L’intranquillité est cette validation de la superficialité de ce qui fait tenir les sociétés civiles. Le voisin reste un autre irréductible, à jamais extérieur et incompréhensible, que le jour venu il faudra liquider dans une chambre à gaz, à coups de machette ou de kalachnikov.

L’intranquillité est cette réduction de l’espace de la confiance et de la sécurité, du repli sur des sphères minuscules, de l’amicalité, de l’habitat, du domestique. La coupure entre le social et l’individuel ; la réduction des chaînes d’interdépendances dont parlait Norbert Elias. L’irrésistible croissance de la war zone.

L’intranquillité est l’impossibilité de décoder ce qui menace ruine, de savoir d’où viendra le prochain coup, de savoir quand ça s’arrêtera. Voir le politique reculer sous les assauts du meurtre.

L’intranquillité est la conscience que la violence déchire les sociétés, hante les mémoires et les êtres, qu’elle n’est jamais sublime ou romantique, qu’elle est monstrueusement laide, et prive de sens tout ce qu’elle touche.

L’intranquillité est une si profonde blessure.

07/12/2015