Un roman-photo des villes tenues par le FN ! L’Illusion nationale, voilà l’ovni éditorial de ces dernière semaines. C’est formellement beau, et c’est une plongée plutôt réussie dans la vie et les mots des maires et des habitants de Beaucaire, Hayange et Hénin-Beaumont. Deux ans d’enquête, pour l’historienne Valérie Igounet, connue pour ses travaux pionniers sur le négationnisme, et pour le photographe Vincent Jarousseau, dans la tradition, noire et blanche, de la photographie humaniste.
C’est peu dire que la production d’analyses universitaires, journalistiques ou sondagières sur le Front national est abondante. Depuis plus de 30 ans, et l’irruption dans les urnes de ce parti lors des élections municipales de Dreux en 1983, les écrits se multiplient pour saisir ce phénomène partisan. Encore ces derniers mois, des ouvrages très différents ont ausculté le front. Par exemple, celui de Grégoire Kauffmann, Le nouveau FN, qui propose une histoire de l’idéologie frontiste et de ses inspirations dans diverses doctrines nationalistes, xénophobes et antisémites des années 1930. Celui de Joël Gombin, Le Front national, sur l’émergence, le fonctionnement et les résultats électoraux du FN. Ou encore celui de Nicolas Lebourg, Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout, qui s’adresse à des types sociaux susceptibles de voter pour le FN, et leur propose quelques rappels factuels, ainsi que les « mauvaises raisons » de ce vote. Mais il y a encore bien d’autres livres récents.
Au plus près du FN
D’où vient alors cette impression que le FN reste encore méconnu ? D’une certaine amnésie journalistique, qui s’étonne à chaque élection de voir le FN présent ou éventuellement progressant ? De l’idée que l’arrivée de Marine Le Pen aurait à ce point rebattu les cartes, que nous serions devant un tout nouveau FN ? De la volatilité de son électorat, qui ferait qu’à chaque scrutin les votants du moment seraient incomparables avec les votants d’hier ? Ou encore d’une ignorance généralisée, qui ferait que du FN l’honnête homme ne connaîtrait que quelques leaders, sans bien s’y retrouver dans Occident, Ordre Nouveau, le GUD, les mégrétistes, et autres courants ou doctrines flottants ? Les débats ont en tout cas longtemps été nourris pour savoir d’où venait l’électorat FN, alternativement des déçus de la droite traditionnelle, d’anciens ouvriers communistes (ce qu’on avait appelé le « gaucho-lepénisme« ), des « artisans et petits commerçants », des « perdants de la mondialisation », de la France pavillonnaire inquiète, des chômeurs désespérés, des insécures culturels, ou même encore récemment, des fonctionnaires en voie de déclassement, ou enfin d’un peu partout.
Electorat donc mal connu ou plutôt composite, ce qui n’empêche pas sa stigmatisation régulière (comme « fasciste », « raciste », etc.) ; moyen facile de se débarrasser du problème, d’essentialiser l’électeur frontiste, et de le rabattre sur des catégories connues, sans considérer ce qui motive son vote (qui a pu d’ailleurs évoluer en fonction du temps et de l’offre partisane), comme ce qui un jour pourra motiver son éloignement du Front. Car l’électeur FN, comme tout électeur, est contraint par l’offre électorale, par ses propriétés sociales, sa trajectoire personnelle, les enjeux qui lui paraissent saillants, dans sa vie ou dans le pays, et par une part de fantasme qui le laisse espérer qu’avec le FN tout sera mieux ; comme d’autres s’imaginent que c’est plutôt avec leur candidat que les lendemains chanteront. La figure de l’homme providentiel recouvre aujourd’hui tout l’acte de vote… Mais on ne naît pas électeur du FN, on le devient.
A défaut du portrait-robot de l’électeur-FN type, Valérie Igounet et Vincent Jarousseau en proposent le roman-photo, en une suite de portraits choisis, où les maires s’expliquent bien sûr sur leur élection et leur travail qu’ils jugent « pionnier » d’édile FN, après quelques expériences plus anciennes désastreuses, mais où les habitants qui ont voté pour eux, comme leurs faibles opposants, témoignent à visage découvert. Et plutôt deux fois qu’une. Si la dédiabolisation du FN n’a été qu’un bon storytelling, tant l’idéologie reste intacte de Jean-Marie à Marine Le Pen, la désinhibition de la parole est, elle, une réalité. Surtout dans les villes où le maire est frontiste, comme si ses électeurs se sentaient confortés ou protégés.
Demande de divorces
Ce qui frappe à la lecture de L’illusion nationale, c’est la politisation des habitants. Elle n’est pas nouvelle. A Hénin-Beaumont, par exemple, la socialisation ouvrière ou communiste avait produit des familles de militants ou de gens intéressées par la chose politique. La politisation actuelle ne concerne pas seulement la vie locale, mais aussi le jeu politique national. On suit ce que fait le FN en tout cas, et la figure de Marine Le Pen est au cœur du propos. C’est une star, dit l’une des interviewées, avec laquelle les jeunes veulent faire des selfies. Elle est parvenue à amener jusqu’à elle ceux qui étaient rebutés par l’outrance ou le négationnisme du père. On s’engage localement, on s’encarte, on « existe » politiquement ou pour soi, car le FN donne quelques postes aussi. La normalisation de ce parti, stratégie pensée par les cadres frontistes, dont plusieurs sont rentrés au bercail après avoir suivi Bruno Mégret, semble avoir porté ses fruits. Mais cette politisation a aussi ses limites. La politique concrète que pourrait mener Marine Le Pen une fois au pouvoir n’est jamais anticipée (le choix de son premier ministre, le fait qu’elle puisse ne pas disposer d’une majorité à l’Assemblée, son autoritarisme, ses mesures violentes ou illégales, etc.). Marine Le Pen est désirée pour purger l’ancien monde, pas pour en inventer un nouveau.
Les électeurs FN adressent en fait à Marine Le Pen des « demandes de divorces » : divorce d’avec l’UE, divorce d’avec l’euro, divorce d’avec les populations musulmanes. Ce n’est pas une organisation du vivre-ensemble qui est attendue, mais une organisation du vivre-séparés ! Au paradoxe près, qu’il ne faudrait quand même pas divorcer d’avec le pouvoir central et l’Etat. Car à plusieurs reprises la sensation d’être « oubliés », par les édiles locaux précédents comme par les gouvernants, revient dans les propos. Dans ces villes frappées par le chômage et par la désertification des centres-villes, la sociabilité semble avoir été touchée. On regrette un passé de solidarité, d’engagement (y compris militaire, comme en Algérie) ou de « poigne » politique, perçu comme un âge d’or. L’impression d’une relégation géographique et sociale est partout présente. Comme si ces villes étaient loin des lieux de décision, et a fortiori loin du monde. Les maires sortants semblent avoir laissé un souvenir détestable, fait de morgue, d’ignorance, ou de combines. Et la grande habileté des maires FN, souvent des locaux, comme Fabien Engelmann (maire d’Hayange, né à Algrange, à 4km de là) ou Steeve Briois (lycéen à Hénin-Beaumont, dont il est aujourd’hui maire), est de faire uniquement du municipal, sans autre mandat. La ville est propre, elle est plus sûre, le maire est proche, il nous écoute, il agit, il répare, il subventionne, il sécurise, disent de nombreux habitants, montrant là où se situent les enjeux locaux, dans leur extrême dépolitisation. Les maires FN le savent, qui attendent d’affermir leur mandat pour voir plus grand…
Le rapport avec les populations issues de l’immigration est au mieux fait d’indifférence, au pire d’hostilité forte (à Hayange, on organise une Fête du cochon…). Hostilité parfois retournée, notamment à l’égard des femmes court vêtues pendant le ramadan, même si elles ne sont pas musulmanes. Pour l’électorat FN, la résidence commune ne fait pas le destin commun. Et c’est bien contre ce groupe « autre » que le vote s’est fait et qu’un message est adressé au maire. Comme le résume un soutien du maire de Beaucaire au discours articulé, Jérôme de Roys : « Aujourd’hui, Beaucaire, c’est deux villes : une ville traditionnelle avec ses fêtes, ses taureaux, mais aveugle de son appauvrissement, et une communauté arabo-musulmane dynamique par ses nombreux enfants, mais qui vit de plus en plus à l’écart, sauf les vieux et quelques trop rares exceptions, qui sont les seuls à faire vivre l’espoir. » A Hénin-Beaumont, l’incompréhension est forte. Une habitante dit ainsi : « C’est pas nous qu’on est racistes, ce sont les étrangers qui sont racistes ».
Cet entre-soi, visible aussi dans Chez Nous de Lucas Belvaux, est aussi le terreau d’une politisation faite de visions du monde fantasmées. Des jeunes de Hayange pensent que le FN est « dirigé à 90% par des Juifs ». A Beaucaire, une femme affirme que des migrants sont arrivés à Nîmes en jet privé. Ailleurs c’est le « grand remplacement« , mentionné explicitement, qui inquiète, comme l’islamisation de la société, le recul des libertés, notamment celles des femmes, face à l’offensive religieuse, et la viande hallal partout. Le complotisme n’est jamais loin non plus, dans sa première phase classique de défiance à l’égard des médias généralistes, puis dans sa seconde phase, où la finance mondialisée paraît tout tenir et écraser les braves gens. Le peuple et les « gros », encore une fois…
Le FN de 2017, au niveau local comme au niveau national, se nourrit d’un épuisement de l’offre politique traditionnelle. Le discours des électeurs récurrent fait état d’une défiance à l’égard de la droite comme de la gauche qui « n’ont rien fait », y compris aux yeux de ceux qui avaient pu voter pour eux dans un passé proche. Ce n’est pas une surprise. Ce qui se joue et se dit dans ces trois villes FN confirme ce que l’on sait depuis longtemps : demande d’autorité, insécurité sociale et craintes à l’égard des populations immigrées, anciennes ou nouvelles, sont les piliers du vote frontiste de ces vingt dernières années. Avec ce roman-photo, pas de raisons que ça reste encore méconnu…
26/02/2017