Le « Commencement Day », premier jour du reste de la vie des nouveaux diplômés de Columbia, vient de s’achever. En vérité, ce n’est pas qu’un jour, mais tout un « Commencement Week » qui s’est déployé, y compris pour les Bachelor of Arts (L3). Toute la semaine, les étudiants, accompagnés de leur famille, sont venus chercher leur diplôme et faire des photos dans la tenue dédiée, toge et chapeau bleu ciel, portant les armoiries de l’université. Quant au jour même du « commencement », il est marqué par la présence de milliers d’invités, et des discours officiels. Cette joyeuse effervescence contraste avec ce qui se passe en ce moment dans les facultés françaises. Sans doute ces deux systèmes universitaires sont-ils incommensurables, mais jusqu’à quel point ? Quels éléments du fonctionnement de Columbia font la différence, justement, et dans quelle mesure peuvent-ils être inspirants ? Les universités sont des boîtes à outils, alternativement lieux problématiques et lieux des solutions qui les concernent.
Le campus
Les chiffres relatifs à Columbia sont parfois impressionnants : un budget colossal, de plusieurs milliards de dollars, qui évidemment laisse les coudées franches à toutes les expériences, 330.000 anciens diplômés, 32.000 étudiants (Paris 1 en compte 42.000), 19% d’étudiants étrangers, notamment Chinois, 27 bibliothèques, et des formations dans tous les secteurs, en médecine, droit, beaux-arts, sciences dures et sciences humaines.
En pratique, l’une des forces de l’Université de Columbia est son campus au cœur de la ville, tout près de l’Hudson. Contrairement à son homologue du Sud de Manhattan, la New York University, dont les bâtiments sont dispersés autour de Washington Square, le campus de Columbia est intégré, avec des arches à l’entrée, et de reconnaissables briques orange au sol (de nouveaux bâtiments sont toutefois à la lisière du campus). Apparemment, Columbia possède beaucoup de terrains à New York, et peut s’étendre facilement. Sinon elle rachète des terres et exproprie, au détriment des habitants du quartier qui dénoncent une dénaturation de leur cadre de vie. Ça a été le cas lors du lancement du projet d’extension au Nord, dans le quartier de Manhattanville, où deux immeubles sont déjà sortis de terre, dont l’un compte des étages pouvant accueillir des expositions.
La conjugaison d’un campus intégré, y compris avec ses résidences universitaires, et de la proximité de la ville et des transports permet d’avoir une expérience estudiantine qui ne soit pas coupée de toute vie sociale ; même si, comme dans les prépas françaises ou les grandes écoles, la concurrence génère ici son lot de dépressions, de suicides et d’overdoses.
Pratiquement chaque bâtiment du campus possède sa bibliothèque, son snack et son restaurant. Sans compter les food trucks et tous les petits restaurants des alentours. En pratique les étudiants papillonnent d’un lieu à l’autre, repérant la bibliothèque la plus fournie, la terrasse ou la pelouse la plus ensoleillée, et la cafétéria la plus agréable.
Ça marque, en regard, une limite des campus français (en tout cas ceux que je connais : Bron, Créteil, Grenoble, Mont-Saint-Aignan, Nanterre, Pessac) qui n’ont imité que partiellement le système des campus américains, n’offrant que des services et des facilités souvent insuffisants, dans un lieu éloigné du centre-ville et pas toujours bien desservi. Avec pour effet que la vie de campus est moyennement pratique, que les allées sont désertes le soir, et qu’il faut « quand même » aller « en ville » pour avoir une sociabilité. Le campus de Grenoble, que j’ai beaucoup arpenté, me paraît en partie échapper à ce constat : il est moins minéral que d’autres, très vert, avec plein d’équipements sportifs, bien desservi, accessible en vélo le long de l’Isère, mais les quelques boutiques et snacks ne font pas le poids avec l’activité du centre-ville. J’ai souvenir d’avoir fait un ou deux cours dans une salle louée à un hôtel en centre-ville, quand il n’y avait plus de place à Sciences Po, et les étudiants avait vraiment apprécié d’entendre les bruits étouffés de la ville pendant le cours, et de ne pas prendre trop de temps pour rentrer chez eux après (ou sans doute pour aller boire un verre…).
Les égards
Parmi les chiffres impressionnants de Columbia, il faut évidemment compter le coût prohibitif des études, étranger à la tradition française, et qu’il ne faudrait surtout pas importer… Tous les frais d’inscription sont accessibles en ligne, et varient selon le cursus suivi. Compter 48.000$ (40.700€) pour un semestre de Droit en bachelor ! Tout est dans la même veine. En France, l’ESSEC fait payer 15.000€ pour le bachelor, et 30.000€ annuels pour le Master. Sciences Po Lyon module les frais d’inscription en fonction du revenu imposable des parents (la dernière tranche est à 3770€). A l’Université Paris 1, l’inscription en de Licence est à 189€, et en Master ça monte à 261€. C’est donc sans comparaison.
Les sommes brassées par Columbia ouvrent bien sûr de larges perspectives, en termes d’investissements, d’équipements, d’entretien des structures, d’invitations de professionnels chevronnés, de brevets et récompenses, mais l’argent ne fait pas tout. Car un cours à Columbia n’est pas 30.000 fois mieux qu’un cours dans une université française ! Et j’ai aussi vu des bâtiments et des salles vieillottes, ainsi qu’un bref mouvement de grève d’employés diplômés de Columbia revendiquant une hausse de salaires et une reconnaissance syndicale. La différence se joue donc ailleurs.
Ce qui frappe à Columbia ce sont les « égards » avec lesquels le temps universitaire et les étudiants sont traités. Ces égards se marquent dans la forme même du campus que l’on vient d’évoquer, mais ils se marquent surtout par le fait de transformer le moment-étudiant en une véritable expérience. Columbia fait sentir à ses étudiants et enseignants qu’ils sont importants et que ce qu’ils vivent est important. Ils ne sont pas de simples consommateurs de cours dans des locaux sans âme, ils sont partie prenante d’une plus grande aventure, qui pourra d’ailleurs se prolonger après leur sortie. Un seul exemple : la salle des profs du Département des relations internationales est une belle pièce en hauteur, avec canapés et tables, boissons chaudes et froides, et snacks, gratuits pour les enseignants, ainsi que tous les journaux et magazines du moment en libre consultation.
La vie même de la fac fait ainsi l’objet d’un travail journalistique, puisqu’on trouve deux journaux papiers internes (The Columbia Spectator et The Record), un magazine papier, et une large présence en ligne (site web, réseaux sociaux, etc.). Les égards sont visibles aussi dans les repas toujours servis lors des séminaires de milieu de journée, dans les divers services rendus aux étudiants (y compris apparemment des cabinets médicaux dédiés, et une cellule d’aide psychologique), dans une dynamique institutionnelle constamment entretenue, notamment en ce qui concerne la vie associative, et dans une ouverture internationale forte (facilitée par le cosmopolitisme du recrutement). Chaque jour ou presque il y a plusieurs séminaires et conférences sur le campus, une projection de film, une pièce de théâtre, un concert, une exposition, une dégustation, une réunion militante. En fin de semestre, on voit pousser ici ou là un chapiteau ou des gradins pour la fête ou la cérémonie d’un département. Les égards tiennent aussi à des technologies qui marchent (salles équipées, wifi puissant sur tout le campus).
Les égards se manifestent enfin dans ce climax qu’est la remise des diplômes. Etudiants en grande tenue, avec leurs parents parfois venus de loin, dont le moment de diplomation ne consiste pas à aller chercher un papier dans un bureau perdu à Tolbiac (mon expérience personnelle), mais à partager publiquement et collectivement un achèvement.
21/05/2018