La guillotine est une « machine célibataire », au sens où elle se débarrasse de ses amants au moment même où ils s’approchent d’elle. La « veuve », était d’ailleurs son surnom le plus parlant. Une institution célibataire ne sert qu’elle-même, ses propres fins, sans tenir compte de ceux qui la visitent ou y travaillent, sans tenir compte de leurs pratiques, de leurs habitudes ni de leurs demandes, une machine aveugle et sourde. Il me semble que la Bibliothèque Nationale de France appartient bien à la catégorie des machines célibataires, voire la fonde et la clôt…
Ma fréquentation ces jours-ci des bibliothèques de l’Université de Columbia à New York permet un joyeux dépaysement, qui fait apparaître en creux tout ce qui manque à la BNF, et que visiblement ses responsables ne veulent pas combler. Certes, tout n’est pas idéal à Columbia. Les fonds sont très riches, en plusieurs langues (et les ouvrages français sont bien représentés), mais tout est éclaté entre plusieurs sites, par spécialités, et, en l’absence de magasiniers chargés de récupérer les livres pour les lecteurs, on passe beaucoup de temps dans des rayonnages infinis et labyrinthiques à la Borges.
Sauf que, pour le reste, les modalités de travail se fondent sur les pratiques des lecteurs. Ce qu’à la BNF on s’est toujours refusé à faire. A Columbia, il y a le wifi sur tout le campus, puisqu’il est nécessaire de se connecter (le wifi est arrivé tardivement à la BNF, après un premier essai en 2008, arrêté suite à des plaintes du personnel qui souffrait de maux de tête). Les étudiants étant de grands consommateurs de boissons chaudes, on peut poser son thermos sur la table sans risque de voir surgir un conservateur en colère. Les horaires d’ouverture sont invraisemblables pour un usager français. Par exemple, la bibliothèque Butler, qui a des stocks énormes de livres, peut ouvrir de 9h à 23h tous les jours. Quant au bâtiment lui-même, comme simple lieu de travail, il est ouvert 24h/24, même le dimanche… Bref, on est sur un tout autre modèle dans le rapport à la recherche et à la lecture, où tout est fait pour s’adapter aux besoins des utilisateurs.
Que dire de la BNF ? Il y a eu des changements ces dernières années (mais changement ne veut pas dire amélioration…), avec l’installation du Café des Globes, d’une librairie, ou d’un espace d’exposition dans le Haut-de-Jardin. Mais certaines bizarreries se poursuivent. L’entrée Ouest de la bibliothèque a été fermée après les attentats de janvier 2015, et depuis n’a jamais été rouverte. Les usagers arrivant par la ligne 6 doivent désormais traverser toute l’esplanade pour rejoindre l’entrée Est. Le protocole pour accéder aux salles de lecture est toujours aussi lourd : portiques de sécurité où l’on retire ses affaires, puis vestiaire où on les enlève à nouveau pour récupérer la célèbre sacoche transparente, puis un tourniquet avec une première validation de carte, deux portes lourdes en métal, deux escalators, un deuxième tourniquet, puis un troisième avec une nouvelle validation de la carte, puis deux dernières lourdes portes…
Divers collègues ont déjà pointé avec drôlerie les aberrations du lieu. Le sociologue Baptiste Coulmont, par exemple, dans son petit Guide de la BNF notait déjà, en 2012, les places inutilisables les jours de grand soleil. L’architecte, Dominique Perrault, refusant apparemment d’installer un système occultant sur les vitres concernées. Récemment encore, Pierre Jourde, raillait les absurdités architecturales et les problèmes liés à la cafétéria. Dans l’ouvrage de l’ancien directeur de la BNF, François Stasse, on apprend avec effarement que les conservateurs n’ont pas été consultés avant la construction, que le budget de fonctionnement de la première année était inexistant, et que, comme on s’en doutait, il était spatialement inepte de disperser les magasins de livres dans quatre tours distantes et de concentrer les lecteurs en un point central, alors qu’on sait depuis longtemps que pour plus d’efficacité dans la distribution des livres c’est le contraire qu’il faut faire (Libération a aussi consacré deux articles aux péripéties du projet de la BNF). Passons sur les pratiques que le temps use et qui ne reviennent plus, comme la petite diode verte placée sur la table, qui signalait que les livres étaient disponibles en banque de salle, et qui ne s’allume plus…
Toutes ces lourdeurs, ne serait-ce donc que pour entrer, disent bien le célibat entretenu par la BNF. Comme si l’accueil du public était la partie la plus pénible de l’activité, et comme s’il fallait tout faire pour l’empêcher (à l’inverse, une fois à l’intérieur, la sortie est découragée ; mais cette fois c’est parce que l’institution a avalé ses imprudents utilisateurs…). Peut-être que dans l’idéal la BNF aimerait seulement tourner avec les sémillants étudiants du Haut-de-Jardin, les touristes et quelques passants venus voir l’exposition du moment. Elle ne sait que faire de ces centaines de doctorants et de chercheurs qui, honte à eux, demandent des livres qu’il faut extraire des rayonnages puis rapporter, essaient de se parler dans les coursives ou les petites salles dédiées, désirent une sociabilité, des espaces de travail et d’échanges, vont aux toilettes, utilisent de la bande passante, et – on y vient – mangent à midi sur place.
Qui a dit que les universitaires n’avaient pas de corps ? Non seulement c’est faux, mais la plupart d’entre eux rêvent d’un bon déjeuner pour égayer leurs laborieuses journées… Et c’est là que la BNF révèle toute son hostilité à leur présence affamée : espace minuscule et anti-convivial pour manger un buffet froid, prix élevés, et nourriture faiblarde. Comme l’endroit est petit, nombre de lecteurs mangent sur les marches en regardant la jungle inaccessible. C’est comme ça depuis l’ouverture ! Mais en bonne institution célibataire, la BNF ne saurait s’adapter aux pratiques. Alors, l’administration envoie un malheureux patrouilleur qui demande aux gens de ne pas manger sur les marches. En vain. Récemment, de petites affiches demandent aux mangeurs de ne pas « pique-niquer » sur les marches. Ce n’est pas un pique-nique, c’est un déjeuner ! Sauf que comme la nourriture servie est discutable, nombreux sont ceux qui viennent avec leur plat. Ce n’est pas pour autant qu’ils pique-niquent…
Je suis sûr qu’ils aimeraient pouvoir faire un vrai déjeuner. Alors, mettons les pieds dans le plat : plutôt que de chercher à vider les marches de leurs utilisateurs, il faudrait désormais consacrer un vrai et bel espace à la convivialité et à la nourriture. Il faudrait, par exemple, transformer en espace déjeuner la salle X (dite des références) nettement moins fréquentée que les autres. Là, la BNF aurait un lieu digne de ce nom pour ses utilisateurs. Quand on sait l’espace perdu partout dans le bâtiment, notamment aux pieds des tours, il est singulier de conserver des locaux aussi petits pour la restauration.
Bouclons pour finir avec Columbia. Quasiment chaque bâtiment y est doté d’un grand espace pour manger ou boire, et d’un prestataire qui prépare des plats chauds ou des sandwiches. Il y a même dans le Lerner Hall, un buffet à volonté ! (14$/11,50€). Pas forcément healthy, mais nourrissant. Visiblement, la fac de Columbia ne tient pas à rester célibataire…
21 mars 2018
(photos modifiées les 12 et 23/08/2018)
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