Les Américains sont nostalgiques de l’ère Obama, mais ils fabriquent en permanence de nombreux autres « grands hommes » et femmes. Ce n’est pas simplement du nombrilisme culturel, mais bien la marque d’une importance des destins individuels dans une société sécularisée.

Il se sera joué quelque chose d’inédit historiquement dans la présidence Obama : la fabrication d’une icône. Dans son style, sa façon d’incarner une décontraction des manières présidentielles, alliée à une présence forte dans l’occupation de son rôle politique, ou encore dans sa réforme majeure, la protection santé de « l’Obamacare ». Pour les Afro-Américains notamment, il s’inscrit désormais dans l’histoire des grands hommes noirs américains ou étrangers, après Martin Luther King, Malcolm X et Nelson Mandela ; surtout depuis la présidence Trump qui incarne son parfait contrepoint. Non seulement l’image de Barack Obama lui-même est très présente, mais aussi celle de toute sa famille. Un livre pour enfants propose ainsi de découper des modèles en carton des robes de Michelle Obama (c’est genré…), et donc de se familiariser très jeune avec l’activité publique de l’ancienne Première dame.

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Toi aussi, joue à la poupée avec Michelle Obama

Le photographe officiel de la Maison-Blanche, Pete Souza, a également publié des livres de ses meilleurs clichés. Leur lecture s’opère sous plusieurs dimensions : une rémanence de la présidence Kennedy, avec la célèbre photo de John-John jouant sous le bureau de son père (il y a plusieurs photos d’Obama avec ses filles ou avec des enfants), des instantanés de ce que signifie être un homme politique, une mise en scène maîtrisée de la présidence, mais aussi et surtout un exemplum sur la façon de construire sa vie d’homme. Obama n’existe pas seulement comme président, mais comme modèle possible d’individu qui parvient à conjuguer son travail (prenant…) et sa vie privée. Bref, quelque chose comme un parcours généralisable au tout venant.

L’étoffe dont sont faits les rêves…

Cette idée d’une vie individuelle exemplaire est centrale dans deux documentaires qui vont sortir prochainement aux Etats-Unis, et dont j’ai récemment vu les bandes-annonces (sans doute y en a-t-il à profusion dans ce genre que je connais mal). L’un sur la « Justice » Ruth Bader Ginsburg, membre de la Cour suprême, et l’autre sur un animateur télé d’émissions pour enfants, visiblement très populaire, Fred Rogers, mort en 2003. Dans deux styles très différents, ces deux figures partagent le fait d’avoir œuvré à lutter contre les inégalités, de genre ou de « race ». Moins pour exalter les différences, qu’au contraire pour dire la communauté, le commun, et les destins convergents. A cet égard donc, même un présentateur peut devenir un « grand homme ». Ce n’est pas la grandeur au sens trivial où nous pouvons l’entendre, de la notoriété ou de l’action politique grandiose, mais la grandeur au sens de l’inspiration délivrée, du charisme ordinaire et, encore, du mariage entre vie d’homme ou de femme et service à la collectivité.

De mon point de vue, cet intérêt pour les destins exemplaires ne relève pas uniquement de la faculté qu’on prête souvent aux Américains de se pencher sur leur propre culture ou leur histoire récente, y compris controversée (guerre du Vietnam ou d’Irak). Il me semble même que cette fabrique des grands hommes n’est pas l’apanage des Etats-Unis, et qu’on la retrouve dans nombre de pays occidentaux, à commencer par la France, où entre les noms de rues, les statues, les musées, hommes et femmes d’importance, sont mis à l’honneur. Comme une filiation avec les grands ancêtres dont on se réclame, différemment d’ailleurs selon sa couleur politique. A l’inverse, au Japon, les dénominations de rues renverront davantage à la nature qu’à des individus (quand les rues ont des noms…).

A quoi tient alors cette propension à fabriquer des grands hommes ? Elle est à chercher du côté de la sécularisation des sociétés. Dans un livre au titre barbare, Post-modernisme et bimillénaire, l’historien William M. Johnston montre qu’à partir du moment où les sociétés s’autonomisent, sans référence au divin, les regards se tournent vers les individus et non plus vers les dieux. Les usages individuels de la liberté deviennent centraux. Ce qui est exemplaire n’est plus la vie d’un saint ou d’un martyr, mais celle d’un homme ou d’une femme qui, en nature, ne possède rien de plus que nous-mêmes, et dont le destin nous édifie ou nous nourrit. Ce qui est exemplaire n’est plus une figure inimaginable, celle des récits religieux ou des fictions, mais un autre qui me ressemble. Un être mondain, irréductiblement mondain, dont la trajectoire même dit toutes les manières de vivre et toutes les potentialités. Ce que la société américaine célèbre, dans ses documentaires ou ses innombrables biopics hollywoodiens et autobiographies, c’est une expérience de vie, en apparence singulière, qui est en fait universalisable.

Pas de « grand homme », alors, comme on en pouvait s’en douter. Juste une utilisation de la liberté individuelle au profit de l’intérêt général, qui suffit à entrer dans l’histoire. La possibilité pour chacun d’être un grand homme, d’incarner une face du leadership individuel, ou un accomplissement. A Harlem, dans nombre de restaurants et de boutiques, on trouve des portraits de Michael Jackson ou de James Brown. Les rues s’appellent Frederick Douglass ou Adam Clayton Powell Jr. Ces deux derniers personnages ne sont pas spécialement connus en France, mais leur biographie s’inscrit dans le long cortège des vies humaines inspirantes. C’est vers ce type de « destins laïques » que se tournent désormais les regards pour savoir « comment vivre ».

Si chacun peut devenir un modèle pour les générations futures, ça milite pour séculariser encore davantage nos sociétés, et saisir que nous n’avons que les autres pour explorer le bien-commun.

2 avril 2018