S’il fallait qualifier le dernier ouvrage de Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite. « Jour de colère » (Fayard, 2015), l’idée d’une « histoire immédiate » s’imposerait, tant le propos développé parvient à la fois à montrer les réseaux à la manœuvre lors des manifestations du « Jour de colère » du 26 janvier 2014, à les situer surtout dans leur généalogie historique, avec leurs mutations contemporaines, et à entrer en résonance avec les attentats puis l’immense manifestation du 11 janvier 2015 (même si le livre a été publié avant). Il se tisse entre ces événements un fil évident que Pierre Birnbaum entreprend de remonter.

Tout part d’un étonnement et d’une inquiétude. L’étonnement est celui de la résurgence, à l’occasion des réformes de François Hollande en matière de mœurs (mariage pour tous), de slogans violemment antisémites que l’on croyait éteints depuis l’après-guerre. Dans le « Juif ! Juif ! La France n’est pas ta France », P. Birnbaum décèle en apparence un écho réactualisé des attaques contre la prétendue « République juive » du temps de l’affaire Dreyfus. Mais à cette résurgence inattendue des droites extrêmes, royaliste, catholique intégriste, nationaliste, antisémite, et xénophobe, s’ajoute désormais une alliance tout aussi inattendue avec les mouvements « antisionistes » incarnés par Dieudonné ou Alain Soral. Aux « Mort aux Juifs » pas tout à fait disparus, s’ajoute maintenant un « Mort aux sionistes », accompagné d’une « quenelle ». Ce « nouveau moment antisémite » conjugue donc l’antijudaïsme traditionnel de groupes bien identifiés, à une nouvelle perception des juifs comme « “communauté” privilégiée, fermée, agissant non à travers l’Etat mais grâce à ses institutions maléfiques au nom d’un Etat lointain, Israël. » (p.18). La nouveauté tient donc en « une assimilation fréquente des Juifs à Israël, qui justifierait leur rejet de la nation française en fonction de leur sionisme supposé » (p.66). Avec l’idée que les juifs français et leurs institutions (CRIF en tête), manipuleraient les acteurs politiques et dénatureraient le peuple français. C’est Israël qui est accusé de mener la danse mondiale, de promouvoir le capitalisme sans frontières, faisant des juifs des ennemis intérieurs. On peut ajouter au diagnostic porté par P. Birnbaum, les difficultés de la société française à nommer ce nouvel antisémitisme (combien de discussions pour savoir si l’assassinat d’Ilan Halimi était bien un acte antisémite…!), et donc à y répondre. Difficultés aussi à comprendre le positionnement politique d’un Dieudonné, parti de la lutte contre le FN pour finalement s’en rapprocher intimement, saltimbanque devenu politique, ou celui d’un Soral, dont le mouvement Egalité et Réconciliation semble viser l’égalité et la réconciliation des « Français de souche » et des « Français issus de l’immigration », au dépens des Juifs, nouveaux traitres à la patrie. Tout cela a retardé la prise de conscience qu’à la « rivalité mimétique » entre populations arabo-musulmanes issues de l’immigration et populations juives, ou qu’à la « concurrence victimaire », avait succédé une haine bien plus tenace qui n’attendait qu’à se transformer en violence physique.

L’inquiétude, elle, tient à la faiblesse des réactions sociétales après ces manifestations (pas de contre-manifestation d’envergure, par exemple), comme à la mollesse de la prise en compte de ce que pouvait signifier pour la société française l’assassinat d’Ilan Halimi ou les meurtres commis sur des enfants juifs par Mohamed Merah. P. Birnbaum rappelle que c’est la première fois dans l’histoire de la République qu’un citoyen français s’en prend à d’autres de ses concitoyens parce qu’ils sont juifs. Le tout dans un contexte de recul de l’Etat fort, de « multiculturalisme timide » et ambigu, où ce qui est donné d’un côté (nomination d’un préfet musulman), et repris de l’autre (hostilité à la nourriture hallal ou cacher, loi interdisant le port de la burqa). Déjà dans son précédent ouvrage, La République et le cochon, P. Birnbaum pointait le désarroi du système français face aux « identités à trait d’union » (hyphenated identities). Ces particularismes religieux, acceptés aux Etats-Unis, où une place leur est faite depuis longtemps, ne trouvent pas bien la leur dans une nation française rétive à toute hétérogénéité culturelle. Sauf à en demander naïvement l’abandon…

« L’Etat est aux abonnés absents. », écrit Pierre Birnbaum (p.92). Et si l’on fait remonter le renouveau antisémite au début des années 2000, visible dans une série de rapports alarmants, de témoignages (un parmi d’autres : La faute des juifs, de Guy Konopnicki), ou de travaux universitaires (dans des genres différents, du Pierre-André Taguieff de La nouvelle judéophobie, au Michel Wieviorka de La tentation antisémite), il y a longtemps que ceux qui s’intéressent à cette question sont déniaisés. Mais la réaction journalistique, comme la réaction politique, du gouvernement Jospin notamment, eurent un temps de retard, et furent des plus faibles. C’est moins le cas avec l’action d’un Manuel Valls, alors Ministre de l’Intérieur, qui non seulement prononce des paroles fortes deux mois après le « dies irae« , mais encore affronte et dénonce publiquement les agissements d’un Dieudonné ; sans d’ailleurs être toujours suivi par la justice, puisque jusqu’à aujourd’hui certains tribunaux autorisent sans sourciller les spectacles-meetings de l’ancien humoriste. Le plus frappant, même si P. Birnbaum ne s’y attarde pas, reste une fois de plus l’extrême plasticité de l’antisémitisme, passant en un siècle d’une forme « raciale » à une forme « politique » avec la dénonciation d’une cinquième colonne « sioniste ». Sans toutefois abandonner les anciens mots d’ordre du juif capitaliste, mondialisé, et manipulateur. Que dans un pays où l’antiracisme est central depuis trente ans, on puisse assister au retour presque sans obstacles d’une haine antisémite libérée, laisse songeur. De même que la réutilisation de vieux slogans antijuifs que l’on croyait oubliés depuis la IIIe République suppose une transmission des préjugés et des idées sur un temps long et sous des formes qui échappent à l’école ou à l’Etat, et empruntent d’autre canaux (milieu familial ou associatif, internet, etc.).

Quand l’Etat-nation se fissure, quand l’échelon de la citoyenneté ne fait plus sens, le repli sur des « communautés imaginées » infra-nationales devient la règle. De Jour de colère à l’action des dieudonnistes, c’est une même entreprise de dénaturalisation des Juifs de France qui est en marche depuis plusieurs années. Avec des effets évidents sur certains esprits habités par la haine des Juifs, du Juif. Ce qu’ils contestent au fond, c’est le modèle d’équilibre entre pratique privée du judaïsme et appartenance à une citoyenneté commune, qui avait historiquement permis l’intégration des Juifs de France. Mais pour lui substituer quoi ? Pris entre le marteau du FN et l’enclume de l’islamisme radical, les juifs français émigrent en plus grand nombre qu’avant, et surtout questionnent à nouveau leur condition diasporique en France. Leur présence dans le « pays des droits de l’homme » n’était-elle qu’une étape dans l’histoire juive ?

10/02/2015

On lira aussi à profit l’interview de Pierre Birnbaum dans Libération du 6 février 2015.