Les Municipales vues de Levallois

Ce qu’on raconte sur Levallois est souvent vrai. C’est la ville la plus endettée de France (5452€/habitant, mais c’est en baisse), les circuits financiers y sont discutables (et discutés dans un rapport récent de la Chambre régionale des comptes), la mairie distribue bien des paniers gourmands aux séniors à Noël, et leur propose des soirées en bateaux-mouches ou dans des revues parisiennes, où Patrick Balkany joue les bateleurs. Les jeunes parents reçoivent aussi des petits cadeaux pour la naissance de leur bébé. Le maire a bien séjourné en prison, pendant 5 mois, tandis que son épouse, également condamnée, a été désignée maire par interim en son absence. Le folklore propre aux villes qui constituèrent les fiefs de la droite dans les Hauts-de-Seine est toujours très marqué à Levallois, et nombre d’habitants soutiennent un système politique qui leur a offert apparemment diverses gratifications. Taquin, mon beau-père me signale que les propriétaires ont surtout dû être contents de voir la valeur de leur bien monter en quelques années (le prix du mètre carré est autour de 10.000€). De fait, la ville a changé sous les mandats Balkany, et un reportage de 1988 permet de voir comme les immeubles ont poussé. Pas d’attachement aux vieilles pierres ici, et ce qui gêne ou a vieilli (comme un conservatoire à l’architecture seventies improbable) est rapidement balayé. Balkany fut un « maire bâtisseur », notamment après la fermeture des immenses usines Citroën dans les années 1980, et la densité démographique est un record national et européen ! Ça a bétonné sec. C’est qu’il a fallu loger tout un nouvel électorat, constitué de cadres et de professions libérales, qui ne pouvaient ou ne voulaient plus acheter à Paris, et ne souhaitaient s’installer ni dans Clichy la populaire, ni dans Neuilly la patrimoniale. En quelques décennies, la ville est passée de banlieue rouge à banlieue chic…

On remue la terre au parc de la Planchette

La banlieue bleue

D’autres informations sur Levallois sont cependant plus méconnues. Il y a plus de 300 restaurants et cafés, deux lignes de bus gratuits, deux grandes médiathèques, plusieurs théâtres, un conservatoire, un centre commercial flambant neuf et son cinéma multiplexe, un centre aquatique, et plein d’équipements sportifs (on adore le sport à Levallois…), des bords de Seine aménagés, et des services municipaux intégrés, accessibles et assez efficaces (pour les enfants, une carte unique offre une large gamme de services). Très habilement, l’équipe municipale a accompagné le changement sociologique de la ville, en proposant les équipements dont les nouveaux arrivants avaient besoin, sans considérer qu’une « banlieue » devrait être par essence sous-dotée (vu de Paris, il semble pourtant que ça fasse beaucoup pour une petite ville). Bref, il fait plutôt bon vivre dans la Levallois désormais gentrifiée (si on peut y vivre), sans que la proximité de Paris soit attirante ou étouffante. L’impression est d’ailleurs de résider dans une vraie ville du Grand Paris, et pas dans une « zone » sans âme ni identité.

Jours tranquilles à Levallois

Mais l’ère Balkany est aussi marquée par une forme étonnante de glaciation politique. L’agenda politique est totalement contrôlé par la majorité municipale, sans que les conseils de quartier (élus [?] mais dont les réunions ne sont pas publiques) ou de quelconques formes de participation citoyenne existent. Les demandes sociales peinent donc à remonter, tout est top-down, et depuis des décennies les oppositions ont été incapables de formuler un programme politique proactif, qui ne se résume pas à la seule contradiction de l’action de la mairie. Il est ainsi notable que celui qui se présente comme le premier opposant à Patrick Balkany, Arnaud de Courson (divers droite) n’ait distribué son programme complet qu’à trois semaines des élections… (mais bon, d’accord, il fait 32 pages). Dans la « banlieue bleue » (1), on ne s’intéresse pas beaucoup au social, à l’écologie, aux produits industriels qui atterrissent dans les assiettes des écoliers, aux circuits courts, au bio (ça change), aux pistes cyclables (ça change aussi), ou à l’omniprésence des voitures aux heures de pointe, majoritairement conduites par des « autosolistes » qui ne travaillent ni ne vivent à Levallois, et ne font que traverser à toute vitesse ses rues rectilignes. Dans la banlieue bleue, on rend plutôt hommage au grand artisan des candidatures et des victoires, en rebaptisant le quai Michelet, quai Charles Pasqua…

Départ du circuit de F1 jusqu’à la Seine

Sans doute est-ce en train de changer, sous l’influence d’un électorat de centre-droit, plus tendance NKM que Ciotti ; et en tout cas Macron-compatible, puisque LREM est arrivée en tête aux Législatives et aux Européennes. Emmanuel Macron avait fait 31,5% au 1er tour de la Présidentielle, derrière un Fillon à 40,7. Quant au FN/RN, à chaque élection, il fait un score négligeable. C’est qu’à côté d’un électorat catholique plus ou moins traditionnel tendance neuilléenne, ou d’un électorat plus âgé qui vote UMP comme un seul homme, l’électorat « macroniste » est plutôt de tendance écolo-libérale, sensible aux baisses d’impôts comme à la baisse de la pollution, à la sécurité et ses caméras de vidéosurveillance comme à l’esthétique générale de la ville, et très « Français » tout en étant internationalisé. Arrivées plus récemment, ces familles ont pu bénéficier de quelques avantages fournis par la municipalité, mais sans devenir « clientes », et l’opacité qui règne par exemple sur les attributions de places en crèches leur rappelle régulièrement qu’il y a bien un « système » central, sur lequel elles n’ont aucune prise.

Aux panneaux, citoyens !

Fin de la glaciation politique ?

La perspective des élections, et le retrait du couple Balkany, ont offert aux oppositions une brèche dans laquelle s’engouffrer. Et ça bouge plus que d’habitude à Levallois ! Au passage, les positions partisanes y sont très visibles, chaque « parti » présentant un candidat. Un regard sur les tracts de campagne, et les sites des candidats, permet de trouver les marqueurs attendus, et quelques particularités propres au lieu. Typiquement, à l’exception du candidat des forces de gauche, Frédéric Léger, l’ensemble des candidats fait référence aux questions de sécurité et au renforcement de la présence policière (notamment autour du quartier Alsace, près de Clichy, considéré comme chaud). Frédéric Léger propose, lui, de réaffecter les moyens de la vidéosurveillance et d’armement de la police municipale à une police de proximité. Même le candidat identifié comme sortant des rangs socialistes, Liès Messatfa, propose non seulement de garder le système de vidéosurveillance mais d’étendre de deux semaines à un mois la conservation des images, afin que les enquêtes policières puissent s’appuyer dessus. La gauche fait ce qu’il faut pour survivre là. Quant à Arnaud de Courson, même s’il faut lire attentivement son projet, il propose bien la création de pistes cyclables, avec une photo représentant étrangement une petite rue vide de Levallois. Idem, discrètement et timidement, dans le programme d’Agnès Pottier-Dumas. La droite fait ce qu’il faut pour survivre là.

Un coin calme de la ville…

Sans surprise, en revanche, l’insistance sur la féminisation et la jeunesse des candidats est là pour signifier le changement nécessaire de génération. A commencer par la candidate des Balkany, Agnès Pottier-Dumas (34 ans), mais aussi Maud Bregeon (28 ans, LREM), Sylvie Ramond (« Agir », centre-droit macroniste et droite républicaine), ancienne de l’équipe Balkany, ou Liès Messatfa (Mouvement radical, 29 ans ?). Insistance aussi sur l’exercice d’un « vrai métier » avant ou en parallèle de l’engagement politique. Maud Bregeon évoque ainsi sa formation d’ingénieur dans le nucléaire, Arnaud de Courson son activité de « chef d’entreprise » (on n’en saura pas plus), lui qui est depuis longtemps un professionnel de la politique. Frédéric Léger (EELV/LFI/PCF) est bibliothécaire. C’est plus délicat pour Liès Messatfa, qui a essentiellement travaillé en ministère et a été directeur de cabinet du sénateur Xavier Iacovelli (PS puis LREM), et pour Agnès Pottier-Dumas, directrice de cabinet du maire sortant…

Lire la politique

Sans surprise non plus, les questions de la transparence, des conflits d’intérêts et de l’assainissement financier irriguent les programmes de presque tous les candidats. Maud Bregeon rappelle ainsi que sa première réunion publique en 2017 portait sur « l’éthique en politique », en présence notamment du juge Eric Halphen, et le premier point de son programme est la commande d’un audit sur les finances de la ville. Même son de cloche du côté de Liès Messatfa. Arnaud de Courson insiste sur « l’intégrité » du maire qu’il aspire à être, avec la fin des conflits d’intérêts, de l’embauche de proches, et de l’opacité des commissions d’attributions. Régulièrement pris à partie dans les conseils municipaux houleux, il propose qu’ils soient filmés. Maud Bregeon et Liès Messatfa proposent aussi que les élus d’opposition siègent dans les diverses commissions municipales. Pareil pour Sylvie Ramond qui appelle à « une gestion municipale exemplaire et transparente« . Elle doit avoir des informations de première main, elle qui a présidé pendant 12 ans l’Office Public de l’Habitat de Levallois. Frédéric Léger  propose d’« ouvrir les conseils de quartier à tous » et d’« instaurer la transparence des attributions ». C’était attendu, il y a un consensus et une demande forte de disparition du clientélisme.

Le programme d’Agnès Pottier-Dumas demeure silencieux sur ces points. Elle conteste la mauvaise réputation de ville endettée, et ne propose rien sur la transparence ou le respect de l’opposition municipale. Elle joue la continuité, tout en essayant de se défaire de l’image de « femme de paille » du couple Balkany. Les gens qui tractent pour elle, souvent des dames d’un certain âge, insistent sur le renouveau féminin qu’elle peut incarner, mais on sent bien que le maire et sa femme vont terriblement leur manquer… Du reste, quasiment tous les candidats jouent les équilibristes entre assainissement des finances mais maintien du même niveau de services et du même cadre de vie. Sur l’un de ses tracts, dans une « interview » où on lui demande si son projet s’inscrit dans la continuité de la politique de Patrick Balkany, Sylvie Ramond répond un « oui et non ! » symptomatique. C’est que l’héritage ne se liquide pas si facilement, et encore aujourd’hui les plus anciens électeurs reprochent à Olivier de Chazeaux, qui fut maire de 1995 à 2001, d’avoir supprimé les chocolats et les coffrets de Noël !

Un candidat prêt à serrer des mains

Le care municipal

La forme des tracts évolue à mesure que la campagne avance – un élément qui n’est pas toujours pris en compte dans les analyses des élections. Les documents les plus anciens des candidats proposent souvent des photographies des membres de la liste. Mais à trois semaines de l’élection, le  programme de Maud Bregeon, par exemple, ne met en scène qu’elle même, sans ses colistiers, avec un code couleur jaune, écharpe incluse, qui semble avoir été inventé localement, et qu’on ne retrouve ni dans les villes alentours, ni à Paris (son logo est également jaune, avec au centre une abeille, l’animal blason de la ville ; idem pour la tenue de son équipe de rue ; mais elle avait commencé avec un bleu profond sur ses tracts, et une photo qui la mettait moins en valeur). De Courson place le trombinoscope de sa liste en fin de programme, apparaissant, lui, sur 13 photos différentes (Patrick Balkany faisait ça aussi dans le magazine de la mairie). L’équipe qui distribue les tracts pour Liès Messatfa porte des coupe-vents bleu fluo floqués d’un « Liès we can », mais ce code couleur n’est pas repris sur sa profession de foi, où son logo, avec l’indispensable abeille, joue du bleu… et du rose. Sachant que le bleu et jaune étaient les couleurs dominantes des tracts et de l’affiche d’Agnès Pottier-Dumas. Avant que tout cela ne se stabilise, parce que la campagne est aussi l’occasion de tester les chartes graphiques, et de comprendre ce qui marche ; car tout s’invente. Reste que ce dynamisme levalloisien change de l’atonie qui règne entre les élections, et la présence de programmes riches est encourageante ; notamment celui de Liès Messatfa, et sa liste citoyenne, que j’ai un peu plus suivis, et qui fait des propositions proches des préoccupations de l’électorat de cadres dont on parlait plus haut. Mais qui lit vraiment les programmes ?

Quand la communication et le code couleur s’affinent…

On sait que l’échelon local est celui où l’intérêt pour la politique est le plus clair et le plus intuitif, mais le revers de la proximité s’incarne dans l’idée que le maire doit être dans le care, dans le don, dans l’avantage et le passe-droit, au nom d’un étrange droit du sol. Combien de Levalloisiens m’ont dit que certes le maire trempait dans des affaires, mais que le « boulot » qu’il avait fait pour la ville était remarquable. C’est ce paradoxe qui a permis les réélections successives des Balkany. Non seulement le rapport à ce couple historique est filial, mais de leur côté le paternalisme a joué à plein, avec un maire présent à toutes les festivités et sur les marchés, depuis plus de 30 ans (on reprochait à de Chazeaux de « rester dans son bureau »), un maire interventionniste et arrangeant, qui a fini donc par entrer dans la famille, et pour qui le suffrage universel vaut onction. On pardonne ainsi la fraude fiscale ou le patrimoine caché, qui apparaissent véniels, eu égard au travail politique accompli localement. Comme si la politique annulait le pénal, ou plutôt comme si la recherche apparente du bien commun l’emportait sur la côté obscur de la politique. La démocratie locale reste encore à inventer…

(1) Je renvoie sur de nombreux aspects à la thèse de géopolitique et d’urbanisme passionnante de Tangui Pennec, conseillée par mon collègue Laurent Godmer.

2 mars 2020