François Jost, Les nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, Bayard, 2015
Sortant d’une salle de cinéma normande après avoir vu le film Paddington avec mon fils de 5 ans, il y a quelques mois, celui-ci me demande, en parlant de la méchante du film qui veut capturer l’ourson Paddington (une méchante sexy jouée par Nicole Kidman, qui fait plutôt une belle prestation) : « Pourquoi est-elle méchante ? ». La réponse était donnée dans le film, mais sous forme d’un flash-back sans doute un peu obscur pour un enfant de cet âge. En l’occurrence, le père de la méchante était un scientifique banni de la communauté universitaire pour n’avoir pas ramené en Europe un spécimen d’ours qui parle (la famille de Paddington), par respect, pour ne pas en faire des bêtes de foire. Après son exclusion, il ouvrit une petite ferme pédagogique, dans laquelle sera ensuite condamnée à travailler, après son arrestation, le personnage joué par Nicole Kidman. Et, au passage, le film met une scène une méchante pas vraiment méchante, retorse et un peu pathétique. Mais ce qui est intéressant, c’est que le scénario insiste sur le fait qu’elle est devenue méchante, qu’elle a des motivations, et qu’elle agit notamment par vengeance, pour rétablir l’honneur de son père ; ce qui, somme toute, est un mobile honorable, n’était sa volonté d’empailler le malheureux Paddington…
J’expliquais donc tout cela à mon fils, en me souvenant surtout de ce que j’avais lu chez Vladimir Propp, le structuraliste russe, auteur de Morphologie du conte (1928). Propp montre qu’une des évolutions majeures des contes contemporains est que le méchant doit désormais avoir des « raisons » d’être méchant. Alors que jusque-là, dans les récits populaires, la figure du Mal relevait de la nature, des éléments, était née comme ça, et son être comme son nom témoignaient de sa fonction (la « méchante sorcière »). Outre que cette figure était condamnée à faire le mal, elle n’avait pas réellement besoin de se justifier, et le ressort de l’action était sa destruction par le « héros », qui, lui, trouvait là une bonne raison d’agir. Mais à partir du moment où l’action malfaisante doit être justifiée, cela complique singulièrement l’écriture d’une figure du Mal dans la fiction. On peut bien sûr toujours la rattacher à nouveau à une « nature », qui pourrait prendre la forme d’une maladie mentale sans origine donnée. Mais ce n’est pas complètement satisfaisant, et il faut faire preuve d’imagination, pour doter le méchant de « raisons ». Celles-ci seront à chercher du côté de la vengeance, de l’idéologie, d’un trauma générateur de pulsions, ou encore d’un engrenage incontrôlable. Et cela implique aussi de laisser au méchant le soin d’exposer les raisons qui le font agir (au cinéma, souvent sous la forme d’un long monologue, maintes fois parodié, alors qu’il s’apprête à tuer le héros), et donc de laisser se développer un discours qui peut être dérangeant, voire subversif (les ennemis de l’Amérique ont droit de cité dans 24h chrono, par exemple).
Si nombre de séries américaines reposent classiquement sur une figure de méchant que de justes héros doivent attraper (Cold Case, Les Experts, New York District, etc.), depuis Twin Peaks de David Lynch (1990), c’est parfois le Mal qui contamine la narration, troublant les repères habituels et du récit et des personnages. Jusqu’à faire du méchant la figure centrale de l’histoire (et à cet égard, la montée en puissance, sur trois films, d’Anakin Skywalker, dans Star Wars, reste sans équivalent). C’est précisément ce qu’explore brillamment François Jost dans son ouvrage ; montrant, s’il en était besoin, que l’on peut non seulement faire des séries un objet légitime d’analyse, mais encore qu’il est possible d’éclairer à travers elles des éléments de la culture américaine parfois mal compris en France.
François Jost compare trois séries contemporaines, Deadwood, Dexter et Breaking Bad, s’intéressant chaque fois, mais pas seulement, à leur personnage principal (Dexter, Walter White, et plusieurs protagonistes de Deadwood). Ce que montre Fr. Jost c’est que ces séries explorent la question identique d’une morale justifiant la violence individuelle. Si dans Game of Thrones, les Stark, décimés, incarnent une forme de justice, Deadwood, comme lieu et comme temps, essaie d’incarner la disparition de la loi du talion, au profit de formes « civilisées » de justice. C’est en tout cas la tension qui traverse le show. Car au final, « la série revisite le mythe de l’Ouest et observe à la loupe le développement du capitalisme, qui entraîne avec lui non pas une communauté consciente d’elle-même, mais l’émergence de personnalités dures, prêtes à toutes les vilénies pour asseoir un pouvoir fondé sur l’argent. » (p.42). Cette idée d’une communauté imparfaite, incapable de se fonder seulement sur les règles de droit (car le droit est toujours-déjà saisi par la politique), produit une morale « immanente » (mais, on le verra, théorisée) concernant la place à accorder à la violence ; notamment pour des personnalités qui ne se sentent pas appartenir à la communauté.
La double hypothèse forte de Fr. Jost est de dire d’une part que les personnages de méchants bénéficient de la temporalité longue des séries, et donc évoluent au fil des épisodes et des événements qu’ils rencontrent, sans qu’on puisse réduire leur personnalité à un trait saillant. D’autre part, que leur action peut être rapportée à des raisons qu’ils explicitent en permanence. C’est ainsi que Dexter tue parce qu’il est « choqué par la cruauté du monde ». La morale des personnages de méchants relève en fait de la philosophie utilitariste (Jeremy Bentham, John Stuart Mill), qui pose qu’une action est bonne si elle produit plus de bien que tout autre action. Et cette « bonne action » peut être un meurtre. Dexter est ainsi convaincu de rendre service au groupe en tuant les serial killers, tandis que Walter White justifie toujours ses assassinats en affirmant que ç’aurait été préjudiciable pour lui de ne pas les commettre. »Ce qui est en jeu, ici, c’est la suprématie d’une morale naturelle sur l’état de droit. », écrit Fr. Jost (p.72)
Dexter et White ne sont donc pas des méchants « amoraux », mais des individus avec des « principes », s’étant forgé un droit moral alternatif à celui de l’ensemble du groupe et à son droit positif. C’est cette tradition de l’utilitarisme qui est aux Etats-Unis la source, par exemple, du vigilantisme, des théories sur une légitime défense très élargie vue d’Europe, et d’une incompréhension majeure qui fait relever ce type d’initiatives d’une violence intrinsèque à la société américaine, voire d’un « fascisme » (on pensera à la réception française des Dirty Harry avec Clint Eastwood). En France, où l’on a pourtant longtemps pratiqué le crime d’honneur, sans que la justice royale ne s’en émeuve, le développement d’une « morale déontologique » (les citoyens ont des devoirs a priori) condamne désormais les idées de vengeance ou le paiement d’une dette par la mort.
J’ajoute que la présence historique d’un Etat faible aux Etats-Unis, incomplètement pourvu du monopole de la violence physique légitime, entraîne un rapport particulier à la violence, au niveau des Etats fédérés comme au niveau des individus. L’idée que Washington est loin et qu’on ne peut compter que sur des forces locales est l’une des sources primordiales du droit de porter une arme, du lynchage dans les Etats du Sud, ou encore du recours à la peine de mort, notamment dans les Etats les plus éloignés du centre.
Dexter et White sont finalement les rejetons de cette philosophie utilitariste, conséquentialiste, où seul compte le résultat de l’action : Dexter travaille pour la sécurité de la communauté, tandis que White travaille pour protéger sa famille. Dans les deux cas, la prise en charge de la violence est motivée par l’absence de confiance en les institutions, comme en le droit (revoir Magnum Force…).
Pour conclure, Fr. Jost s’interroge sur notre plaisir trouble à suivre les pérégrinations de personnages aussi malveillants. Elle n’est sans doute pas communément partagée, si l’on note la frilosité des chaînes généralistes françaises à acheter ces séries… Dans tous les cas, l’habiletés des showrunners et des scénaristes pour accrocher le spectateur malgré tout, consiste à le laisser accéder à la psyché des personnages (voix-off de Dexter ou de Frank Underwood dans House of Cards), à leurs raisons évoquées ici, à leur sincérité, même détraquée, qui conduisent à l’adhésion, à la comparaison (sur le mode du « Comment agirais-je dans la même situation ? »), ou des « identifications-projections partielles » (p.220). C’est alors moins le Mal absolu qui nous fascine que son ambiguïté.
Quant à moi, je peux affiner la réponse à l’interrogation à mon fils, en lui disant que dans les films la méchanceté est affaire de morale…
07/05/2015
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