Les copies d’étudiants font un formidable matériau « sociologique », pour voir comment ils articulent des éléments de cours, savants, ici « philosophiques », et des propos et signaux venus d’ailleurs, de la société, des réseaux sociaux, du maelström médiatique, et du militantisme. Et sur la question de la laïcité, ça peut même devenir très intéressant, et fonctionner comme un sondage restreint, sur une population bien sûr très spécifique, ici de 230 étudiants de 2e année d’Institut d’Etudes Politiques.

Depuis une dizaines d’années, non seulement il y a un débat sur la laïcité en France, mais il est devenu bizarrement piégé. En plus d’être passionnel. Chaque jour, la chronique médiatique et intellectuelle montre qu’il s’agit d’un sujet brûlant, qui clive surtout à gauche – autre cause de « l’irréconciabilité » des deux gauches –, avec des visions parfois caricaturales des mouvements militants. J’ai ainsi des collègues qui voient le Printemps républicain comme un faux-nez du Rassemblement national, et des amis laïcards qui suspectent les partisans d’une laïcité « ouverte » d’être les idiots utiles de l’islam politique. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la laïcité, que certains voudraient voir s’adjoindre à la devise française, est aussi dans le collimateur de quelques-uns, qui s’en feraient bien les fossoyeurs. Mais y a-t-il bien un plan B si la laïcité venait à disparaître…?

Plutôt que d’entrer frontalement dans ce débat, sans rien renouveler, j’ai trouvé qu’il était intéressant de voir ce que des jeunes gens de 20 ans, étudiants sélectionnés dans un IEP, ont à dire sur la question, dans le cadre bien sûr d’un exercice contraint. L’examen de mon cours d’amphi de Philosophie politique (largement mâtiné d’Histoire des idées) invite les étudiants à « philosopher » sur un sujet d’actualité, en mobilisant les notions et auteurs qu’ils ont pu voir en cours ou en conférences de méthode (deux pages par réponse…). Le sujet est donné conjointement avec le collègue qui assure le même cours à St-Etienne, Philippe Foray, qui est en outre spécialiste de la laïcité. Cette année nous avons donc demandé aux étudiants d’élaborer quelque chose autour du sujet suivant : « Comment renforcer la laïcisation de la société française ? »

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse à cette question. L’idée est que les étudiants tiennent une position, soient un peu programmatiques, et argumentent. Ils avaient du grain à moudre, car la question des liens, puis de la séparation, entre le politique et le religieux est au cœur d’une part considérable de la pensée occidentale, depuis au moins le XVIIe siècle, avec la Réforme protestante et les Lumières. Au passage, faire ce cours de Philosophie politique, avant lui des conférences de méthode de Théorie politique, m’ont conduit à réévaluer largement la place des idées dans l’activité et l’engagement politique, contre un certain sociologisme qui ne leur donne qu’un rôle très marginal. Ce sont bien les idées, les idéologies, les utopies, les désirs, les vulgates, qui structurent non seulement les programmes politiques et économiques, mais aussi nombre de réalisations très concrètes. Et on ne peut que se réjouir des appels à la réhabilitation de l’Histoire des idées en science politique, et des parutions en ce sens.

En tout cas, les étudiants avaient été instruits des formes de la sortie du théologico-politique, de l’arrachement au clergé de l’enseignement, des théorisations de la tolérance religieuse, notamment après la révocation de l’Edit de Nantes, de la critique de la religion comme institution, guerrière parfois, et comme alliée de la monarchie, de la séparation marquée en France entre politique et religion, et du renvoi de cette dernière non seulement à la sphère privée, mais à la société civile, qui l’accueille parmi d’autres éléments culturels (comme a pu le montrer Marcel Gauchet). Comme le cours insiste sur la modernité politique, la sécularisation n’y est pas vue seulement comme une technique d’organisation, mais bien comme une œuvre politique majeure, qui alimente et garantit la liberté individuelle, c’est-à-dire la liberté d’exister comme citoyen, sans être réduit ou renvoyé à sa religion et à divers autres particularismes ou forme de domination. Catherine Kintzler montre que sur un plan plus large la sécularisation de la société a permis l’apparition d’un espace public et administratif neutre, du mariage civil, de la libre disposition de son propre corps, et d’un enseignement « laïque, gratuit et obligatoire ».

Si on va sur le fond des copies, il y a bien sûr un noyau irréductible, mais pas forcément majoritaire, d’étudiants qui définissent correctement la laïcité qu’instaure la loi de 1905, comme sanctuarisation de l’activité politique face aux prétentions religieuses, et surtout comme refus d’un quelconque financement public de ce qui relève du culte. Rien à voir donc avec l’organisation d’une « coexistence des religions », comme on le lit parfois, y compris dans certaines copies, ou encore la « tolérance de toutes les religions ». L’organisation des religions, en interne ou entre elles, relèvent des règles de la société civile, comme le font les partis ou les associations, sans que la laïcité ait quelque chose à y voir. Diverses copies proposent que les personnalités publiques n’affichent pas leurs convictions religieuses (peut-être une allusion à François Fillon qui s’était présenté comme catholique lors de la campagne de 2017), que le fait religieux soit enseigné à l’école, qu’on y lutte contre le fanatisme, ou que l’interdiction des signes religieux ostentatoires demeure. Nombre d’étudiants enfin se tournent vers la « laïcité philo-cléricale », selon l’expression de Denis Lacorne pour les Etats-Unis, qu’on avait vue en cours, ou vers la religion civile de Rousseau, l’amour des institutions et des textes fondateurs. Y compris sous des formes un peu surannées, type « causeries mensuelles » du président pour recréer du lien, comme le propose un devoir.

En revanche, dans beaucoup de copies, l’hostilité à un quelconque renforcement de la laïcité est très visible. Avec même une copie récusant la question, et argumentant autour de la nécessité de ne pas développer encore la laïcité. Dans la même veine, on trouve l’étonnant paradoxe que « pour renforcer la laïcisation nous devons atténuer la laïcité »… Un autre devoir se demande si la société française doit bien être laïcisée, et affirme que « la journée de la laïcité mise en place dans les école françaises n’apporte rien aux enfants », sans qu’on sache pourquoi. Parmi les propositions revenant le plus, on trouve la suppression des jours fériés catholiques, la fin du concordat en Alsace-Moselle, la lutte contre l’ingérence religieuse dans l’école, la fin des inégalités hommes-femmes appuyée sur des préceptes religieux, et, plus radicalement, l’interdiction de l’enseignement privé religieux (les étudiants ignorent absolument l’enjeu historique de cette question, et les manifs de 1984). Ou bien, dans une forme bâtarde, que les écoles privées continuent d’exister mais que la catéchèse y soit supprimée.

Alors, qu’écrivent les étudiants (je rappelle que les copies sont anonymes, et que je ne connais pas leur auteur.e) ?

J’ai sans doute commis l’erreur de présenter les écrits sur la tolérance, et notamment le Traité sur la tolérance de Voltaire (1763), comme étant des appels à la tolérance religieuse (et des moments d’invention de la notion même de tolérance), sans insister suffisamment sur leur dimension critique du fanatisme religieux, de l’idée d’une religion d’Etat et du catholicisme triomphant. Le résultat a été que nombre de copies ont retourné la notion de tolérance en l’appliquant à une laïcité supposément intolérante. Ainsi, une copie propose de « casser la dualité entre Etat et religion » pour entrer dans des formes d’acceptation et de tolérance de toutes les religions. Le couple d’opposés tolérance/intolérance domine nombre de copies, sans faire un pas de côté, et sans penser que la laïcité n’est ni « tolérante » ni « intolérante », mais organise ou limite des champs d’influences et des places fixes aux institutions dans la société. Ce qui peut parfois être récusé, puisqu’une copie pose que plus l’Etat s’occupe des questions religieuses, plus il se décrédibilise, et plus il exacerbe un « racisme religieux » et favorise la « communautarisation ».

Sur la place de l’Islam, les étudiants sont prudents, avec des copies qui ne parlent que du christianisme, via par exemple la Manif pour tous, ou évoquent pudiquement « certaines communautés » et « certains vêtements » (dans un pays où la liberté de manifester ou d’expression « n’est qu’un voile », conclut habilement une copie). La question du voile est donc un peu soulevée, avec parfois des rappels que son port est « sujet à débat » dans l’Islam même, tandis que le burkini, quand même très marginal, revient à plusieurs reprises comme marque d’une intolérance étatique quand son port est interdit. Ainsi, une copie trouve, de manière sibylline, qu’il y a deux poids deux mesures entre l’interdiction d’accompagner une classe en sortie scolaire pour une femme voilée, et la lutte contre l’antisémitisme à l’école. Une autre relativise la notion de « signe religieux » en disant que le signe n’est que dans l’œil de celui qui regarde. On n’aurait aussi pas demandé à une religieuse d’enlever son voile, alors qu’on le demande à une « accompagnatrice musulmane », poursuit un.e étudiant.e. Un autre travail pose que le respect de la « liberté de conscience » posée par l’article 3 de la loi de 1905 implique de ne pas aller plus loin dans la laïcité, au risque d’empiéter sur le libre exercice du culte. L’idée de la laïcité comme forme d’intolérance exclusive à l’Islam revient beaucoup (alors même que les étudiants attaquent en même temps la présence publique marquée du catholicisme), comme si l’Etat était sorti de son rôle et stigmatisait une partie de la population (redevenant par là l’Etat intolérant qu’il avait été à l’égard des protestants et des juifs). Si bien que plusieurs copies semblent prôner une meilleure acceptation des religions par l’Etat, mais sans qu’on sache pour en faire quoi.

Ce que j’en tire quant à une certaine vision de la laïcité aujourd’hui est d’abord une lecture étroitement hexagonale du phénomène religieux, quasiment sans aucune référence à ce qui se passe à l’international. Lecture étroitement présentiste aussi, comme si la sécularisation était un phénomène purement historique, voire théorique, quelque chose qui a existé dans le passé pour résoudre des problèmes précis (affaiblir l’Eglise et la royauté), mais serait sans objet aujourd’hui. En outre, le modèle français de laïcité apparaît comme une anomalie, un système isolé en Occident, une forme de franchouillardise déguisée, et le poids laissé au religieux dans d’autres pays occidentaux laisse penser que la laïcité française n’a été qu’une forme d’anti-cléricalisme, et qu’ailleurs on s’en méfie moins et que l’alliance entre religion et politique et harmonieuse (le cas épineux du Liban, par exemple, n’est pas connu).

Ensuite, plus souterrainement, les copies laissent percer une hostilité à la religion catholique (par des traumatisés du catéchisme ?), vue comme une « religion » historique, une survivance archaïque, une force interventionniste, ou comme un vivier de réactionnaires et de bigots, alors que l’islam est perçue comme une « culture », une religion « nécessaire » pour ceux qui la pratiquent, un impératif que la laïcité empêcherait, qui serait menacée par la sécularisation ou pire par une indifférenciation ethno-religieuse que la laïcité viserait in fine, contre les identités. Dans une vision multiculturelle un peu molle, où les individus n’auraient qu’une ou deux identités structurantes, dont leur « race » et leur religion, et où la référence au social est absente. Les musulmans de France sont perçus comme une communauté homogène de gens pratiquants, de gens fidèles à des valeurs anciennes, pétris de religiosité, dont la religion devrait être davantage « tolérée » que les autres. Mais aussi des gens qui ont le droit d’extérioriser leur identité religieuse, comme d’autres portent les attributs de leur tribu sociale (bourgeois en Barbour, gothiques, rappeurs, etc.), sans que des processus de politisation ou d’intervention publique n’existent dans leur cas. Sous cet aspect, la laïcité n’est lue donc que comme une forme d’intolérance institutionnelle, posant des obligations de ne pas faire qui viendraient heurter les obligations religieuses

Enfin, si quelques copies isolées rappellent qu’on peut être athée, l’idée que chacun doive posséder une identité religieuse est marquée, et même considérée comme constitutive de l’être. C’est là un oubli complet que la laïcité et la citoyenneté ont été forgées pour permettre à chacun d’abandonner, provisoirement ou définitivement, ou quand il ou elle veut exercer ses droits, ses particularismes, son appartenance familiale, des pressions patriarcales, les us et coutumes de sa « petite patrie », de son territoire, de sa famille, de son statut social, de son genre, et bien sûr de sa religion. Ce qui est passé là par pertes et profits, avec l’insistance sur l’intolérance, c’est la force de la laïcité comme fondement de l’émancipation individuelle.

2 avril 2020