La « biopolitique » fait partie désormais des concepts très employés, même si les définitions s’affrontent la concernant (ça n’empêche pas de l’utiliser, après l’avoir caractérisée). Le fait même que le concept soit partout utilisé, montre à la fois son succès académique et aussi sa pertinence pour décrire un phénomène relativement nouveau, qui est l’entrée des questions de santé, du vivant, des processus vitaux, de soins apportés à « l’espèce humaine », dans le giron du pouvoir. Cette entrée implique une attention nouvelle à ce qui fait vivre et mourir le groupe, aux maladies qu’il peut contracter, à ses besoins, à son alimentation, à sa démographie éventuellement à contrôler, à ses mécanismes de reproduction ou au contraire à sa stérilité, et aux liens qu’il entretient avec la nature et les animaux.

Michel Foucault, qui a utilisé et développé le concept dans « Il faut défendre la société », en parle comme d’une « étatisation du biologique ». Ce qui est intéressant, c’est que Foucault identifie un changement historique, qui est le passage du « faire mourir et laisser vivre » – qui caractérise le pouvoir souverain, notamment dans le fait que le prince a la possibilité de faire mourir ses sujets, par exemple dans le cas de la peine de mort –, à un « faire vivre et laisser mourir ». Où la souveraineté recule, sur ce seul point, au profit d’une nouvelle manière de gouverner qui prend en charge la vie elle-même. Avec toutes ces applications (alimentation, sexualité, hygiénisme, mortalité), qui se transforment en autant de politiques publiques et parfois de catégories juridiques. Si la crise que nous traversons est d’un genre particulier c’est parce qu’elle est moins politique que biopolitique.

L’aile protectrice de l’Etat

Pour notre part, nous avons entendu la biopolitique comme étant la politisation des questions biologiques, et la gestion politique des corps. Nous avons en revanche considéré que la prise en charge de tout ce qui relevait de la mortalité pouvait être caractérisée comme « thanatopolitique« , entendu non pas comme un retournement négatif de la biopolitique, mais comme activant des politiques dédiées. Dans nos recherches avec Dominique Memmi, nous avons mis en évidence une nouvelle préoccupation politique, qui est l’évolution du « faire vivre et laisser mourir » vers un « faire vivre et ne pas laisser mourir » et même un « ne pas faire mourir« , au sens où désormais les pouvoirs publics sont comptables de la bonne vie de leurs concitoyens, et comptables surtout de ne pas les exposer à des substances nocives (type amiante ou plomb), radioactives, à des poisons, et à un environnement malsain. Bref, la protection exigée de l’Etat n’est plus seulement une protection sociale, sous la forme de l’Etat-providence, mais une protection du corps biologique et de la santé. C’est là où se rejoignent à la fois la question de la santé individuelle et de la santé de la planète tout entière, donc le lien entre écologie et santé, qui est apparu très nettement depuis le début de la crise.

La boule de poils à l’origine du drame

Sous cet aspect, chaque événement qui met en danger le bien-être des individus entraîne une demande de protection adressée à l’État, et une critique massive s’il semble ne pas remplir son rôle. L’engagement de la responsabilité des pouvoirs publics lorsqu’il y a des décès liés à un phénomène naturel nous paraît désormais évident, mais en fait il est très nouveau. De même, pour les demandes adressées à l’Etat pour l’accès immédiat aux médicaments, aux vaccins et aux dernières technologies au service de la santé. Les catastrophes naturelles, les maladies, les virus, relevaient historiquement de la nature, de l’imprévisible et l’immaîtrisable, et aucune demande n’était faite aux pouvoirs publics quand ces événements surgissaient. Ou en tout cas leur responsabilité n’était pas engagée s’il y avait des morts. Lors des grandes épidémies, on s’en remettait à Dieu, à moins que ce ne fut lui qui ait envoyé le fléau… (mais on considère aujourd’hui que la Peste noire au XIVe siècle a précipité la fin du féodalisme et est à l’origine des relations de travail modernes).

Précisément, la biopolitique est l’opérateur qui permet aujourd’hui d’engager la responsabilité du gouvernement, en cas d’incurie supposée ou en cas de crise sanitaire avérée. On voit ces dernières semaines combien cette exigence est forte, de l’ordre de l’urgence, et combien chaque délai ou décision imprécise paraît révéler l’incompétence des gouvernants.

Crise sanitaire et panique politique

En France, le moment charnière et celui de la canicule de 2003, où à côté d’un phénomène climatique exceptionnel, on considère que la surmortalité qu’il a provoqué (c’est-à-dire 15 000 personnes essentiellement des personnes âgées), est proprement inacceptable, au sens où l’État désormais ne peut plus « laisser mourir ». Alors qu’au gouvernement le poste le plus exposé était jusque-là celui de ministre de l’Education nationale, cette fois c’est le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, médecine et bioéthicien, qui saute, pour avoir sous-estimé le problème.  De même, la ministre de l’Ecologie, Dominique Voynet, avait été critiquée lors du naufrage de l’Erika en 1999 pour avoir semblé manquer d’empathie.

Depuis ces précédents, les crises sanitaires sont devenues la grande peur des gouvernements, car les instruments habituels des politiques publiques sont mal adaptés pour lutter contre un ennemi invisible, et pour le faire dans l’urgence. Le principe de précaution sanitaire leur paraît devoir s’appliquer sans délai. Ainsi, la réaction très forte au moment de l’arrivée du virus H1N1 en 2009 s’explique par le souvenir de la mauvaise gestion de la canicule de 2003. Mais paradoxalement la commande par le ministère Roselyne Bachelot, en lien avec l’OMS,  de 94 millions de doses de vaccins, va paraître suspecte à beaucoup, et entraîner une étrange méfiance, réactivant un conspirationnisme accusant les autorités de vacciner sous de faux prétextes (pour introduire dans le corps une puce ou un somnifère), et réactivant aussi les croyances anti-vaccinales. Finalement, le nombre de gens vaccinés sera moyennement important, de l’ordre de 5,5 millions (et au total l’épidémie fera un peu plus de 300 morts) En fait, le nombre de vaccins commandés était massif car on ne savait pas s’il fallait une ou deux doses pour être immunisé. Rien que du rationnel, donc, et d’autres pays avaient aussi commandé des dizaines de millions de doses.

Grenoble au temps du H1N1

Ce qu’a surtout révélé la crise sanitaire de 2009, c’est à quel point la gestion d’une épidémie ne peut être qu’une gestion de masse, visible par exemple dans l’accueil des populations dans des stades pour les vacciner. C’est une politique des grands nombres, et elle est plus complexe que d’autres, comme on le voit aujourd’hui dans la limite des capacités d’accueil des hôpitaux, quand il y a un afflux de malades. Gestion de masse dont nous n’avons pas l’habitude, car nous lui préférons une médecine individualisée, celle, feutrée, du médecin de famille, ou de la pharmacie où nous avons nos habitudes, et où il y a de la sociabilité.

C’est sur ce terreau qu’arrive la crise du coronavirus, d’une ampleur inédite, mais où les demandes faites au gouvernement sont les mêmes que lors des crises précédentes. Dans son livre Un monde grippé, sur le H1N1, l’anthropologue Frédéric Keck montre bien que pour les autorités sanitaires la lutte contre les virus relève de la « biosécurité », et passe par le transfert de mesures du domaine militaire vers le domaine de la santé. On décalque donc dans le sanitaire des procédures militaires servant en cas d’attaque nucléaire ou de bioterrorisme (type anthrax). Avec un brouillage entre ennemi politique et menace naturelle, tous deux traités de la même façon. Si l’accent martial d’Emmanuel Macron parlant plusieurs fois de « guerre », dans son discours du 12 mars 2020, a pu déplaire, il est en fait politiquement conforme à la « doctrine » française sur ce point.

Keck montre en outre que les virus ne sont compréhensibles que dans une cosmogonie plus large, reliant l’homme à l’animal (ici le pangolin et la chauve-souris, et avant les volailles, le porc ou le singe), et notamment en Occident sa mise à mort industrielle et les rendements imposés à la nature, qui poussent l’environnement à des extrémités intenables et perturbent considérablement l’écosystème, provoquant ces zoonoses. C’est cette vision générale que « tout est lié » , que tout « fait système », qui conduit à s’appuyer sur la crise du coronavirus pour interroger tout notre modèle social et économique. Chacun poussant son agenda politique (contre le capitalisme, le néolibéralisme, la mondialisation, la nourriture industrielle ; pour l’écologie, la décroissance, le local, les frontières). C’est bien parce que la crise relève de la biopolitique que nous pouvons mettre en accusation les gouvernants sur leur impréparation, les carences en gel, en masques, l’état sinistré de l’hôpital (qui était en grève juste avant l’épidémie), la tenue des élections municipales, le déclenchement du confinement, ou l’annonce de sa fin.

Le principe du moment critique est qu’il suspend les choses, et qu’il faut tout mettre en œuvre pour revenir à la situation antérieure. Mais la crise biopolitique ne se résout pas facilement, car elle échappe au temps politique, elle échappe aux décisions politiques, et à la bonne volonté des élus ou des partis qui, dans le cadre d’une crise seulement politique, pourraient s’entendre et arriver à un compromis. Dans la crise biopolitique, il n’y a pas d’adversaire politique, ni d’interlocuteur parlant un même langage. Et on peut se demander si une crise biopolitique est tout simplement « gérable ». On voit ces jours-ci comme il y a chez beaucoup le désir d’un discours décisif, d’une annonce magique qui dirait que le virus est vaincu, que le vaccin est prêt, que la vie reprend son cours dans l’instant. Comme s’il fallait un toucher des écrouelles moderne capable de tout remettre en ordre, du corporel à l’économique. La vulnérabilité n’est donc pas que biologique, elle est aussi politique. Elle signifie qu’il faut accepter la part irréductible de nouveauté, de bricolage et d’improvisation dans l’exercice du politique. Peut-être que plus profondément, ce que cette crise révèle, ou confirme, c’est que la France n’est pas ou plus une si grande puissance…

16 avril 2020