A l’occasion du confinement, l’activité des universitaires, comme d’autres, a été bouleversée, mais avec un rejet étonnant de la part de certains des solutions pratiques qui pouvaient permettre de ne pas perdre complètement pied pendant cette période et de continuer à travailler (autrement). Nombre d’échanges avec des collègues, et des prises de position « officielle », montrent une hostilité marquée aux outils numériques, qui se voient accusés de remplacer le « présentiel » par du « distanciel », de relever d’une technophilie béate, et d’être en fait purement chimériques. Si l’opposition peut être idéologique (ces outils seraient le faux-nez d’une idéologie libérale qui atteint aux rivages du monde académique, ils entendent « ubériser » l’enseignement, ils nourrissent des entreprises privées dont les valeurs sont aux antipodes du désintéressement scientifique), elle relève aussi parfois d’une forme de conservatisme dans les pratiques pédagogiques, rétive à l’innovation (qu’il est possible pourtant d’appréhender), d’une technophobie classique, voire d’une fracture numérique, y compris chez des gens jeunes, que l’on cache soigneusement (et qui appelle à être comblée).

Quand les NTIC nous tiennent…

Les impensés du télétravail

Plusieurs phénomènes se sont produits en même temps, qui ont mis en jeu un rapport de défiance aux nouvelles pratiques ou aux pratiques provisoires du moment. A commencer par l’obligation de « continuité pédagogique », qui n’avait pas été préparée (et pour cause) et qui a pu apparaître comme un pis-aller improvisé. Selon les enseignants, elle a été très hétérogène, très chronophage, et a pris des formes différentes de l’un à l’autre, puisqu’il y avait une relative liberté sur cette question (cours filmé et mis en ligne, « cours » direct en visio, PowerPoint sonorisé, document PDF avec des ressources). Clairement, la « continuité pédagogique » n’avait pas pour vocation de remplacer les cours en présentiel, mais relevait-elle pour autant du « distanciel » ? De mon point de vue, déposer un cours sur une plateforme pédagogique (Moodle ou Chamilo, par exemple) relève du simple « télétravail », avec des outils prévus pour et déjà existants, qui n’ont rien de « nouveaux ». C’est juste que beaucoup d’universitaires, dont moi-même, utilisaient peu ou pas ce type de portails, et ont dû apprendre à le faire en accéléré. Ceux qui les maîtrisaient déjà n’ont pas changé grand-chose à leurs pratiques et n’ont pas été déstabilisés. Le distanciel réel serait un cours entièrement en visio, et il y en a eu, mais toute utilisation d’un support numérique n’entre pas dans cette catégorie.

Le vrai problème tient en fait à la fois à l’absence de formation générale aux outils existants (les enseignants du supérieur ne sont hélas pas formés à grand-chose au cours de leur carrière, sinon inlassablement à Zotero, logiciel de gestion des notes de bas de page…), qui créé l’impression de nouveauté et la panique afférente, et à l’usage raisonné de ces outils pour savoir ce qu’il est pertinent ou non de faire concrètement. Plusieurs collègues voulaient déposer l’intégralité de leur cours en ligne, pour en quelque sorte se « débarrasser » du problème, et se dire que si les étudiants lisaient tout ce serait comme s’ils avaient eu le cours fait. Or, outre le fait de faire circuler sans maitrise un document qui a demandé un travail colossal, le verbatim d’un cours n’est pas un cours ! Il est le cœur incomplet d’un travail d’énonciation orale, qui ne peut que se perdre à la lecture. Non, le réflexe à avoir face aux outils numériques est que chacun fasse un bout du chemin vers l’autre : comment plier l’outil à mon désir pédagogique, qu’a-t-il à m’offrir, et comment en retour adapter la transmission des connaissances à un outil dédié ? La technique est contingente au monde social, contingente à ses usages. Croire que l’outil va remplacer le cours, c’est se condamner à l’insatisfaction, car de ce point de vue rien de remplace le présentiel ; mais si le présentiel est impossible, il y a d’autres façons de passer le savoir. Du reste, la notion « d’hybridité », très valorisée récemment, dit bien que le mélange est possible. Divers collègues utilisent déjà les plateformes de cours, d’autres ont une page Facebook dédiée à un enseignement, où ils postent des ressources complémentaires, et filmer et retransmettre une activité en streaming n’est pas très compliqué techniquement.

La continuité pédagogique a essentiellement servi à amortir la brutalité d’une interruption des enseignements , à permettre à tout le monde, profs, étudiants, personnel administratif, de se raccrocher au travail dans une période anxiogène, et bien sûr de proposer des savoirs sous des formes inédites. La violence des propos à l’égard de cette continuité ne laisse pas alors d’étonner, voire de consterner, comme ceux du philosophe Giorgio Agamben, qui assimile ceux qui ont assuré cette continuité aux « enseignants universitaires qui, en 1931, jurèrent fidélité au régime fasciste »… Je crois, plus prosaïquement, que les enseignants ont pris à bras le corps cette continuité par respect pour les étudiants, et leur demande était forte en ces temps de désorganisation.

se connecter au monde social

Ce qui n’a pas été pensé c’est que la continuité pédagogique n’a jamais inclus la recherche. Or, les universitaires ont une « identité à trait d’union » : enseignantschercheurs. La recherche a été la grande sacrifiée du moment, à la fois en pratique, notamment pour les doctorants avec qui j’ai pu parler, qui n’ont plus eu accès à leur terrain, ni aux bibliothèques, ni au laboratoire et à sa sociabilité, mais aussi dans les discours. L’impératif de continuité a ainsi écrasé le temps de la recherche et son importance même, marquant encore davantage la « secondarisation » du supérieur, où l’enseignement paraît être devenu la seule tâche des universitaires, comme toujours au détriment de la recherche scientifique.

Ce qui n’a pas été pensé, encore, c’est en fait le télétravail lui-même, alors que les universitaires font déjà beaucoup de choses en ligne (collaboration sur des papiers, rapports sur des dossiers, travail d’édition, etc.), et savent très bien tirer parti d’Internet et de leur messagerie. Outre les problèmes liés à l’utilisation parfois d’outils informatiques personnels, mal adaptés ou obsolètes, au travail chez soi, avec une famille elle aussi confinée, le souci majeur a été que les institutions ont fait comme si toutes les anciennes deadlines devaient être respectées, comme si tout ce qu’elles faisaient ne sauraient être interrompu (d’où le principe de la « continuité »…), même par une crise mondiale, d’où le l’embouteillage et le télescopage des tâches à accomplir. Le confinement a été dense pour les enseignants-chercheurs qui ont dû faire en un ou deux mois ce qui devait être étalé sur trois ou quatre. Plus profondément, l’impossibilité pour les institutions de relativiser l’importance de leur agenda de travail, et de leur temporalité face à l’urgence, révèle à quel point elles sont coupées de la cité et du monde réel, alors même que l’activité scientifique consiste à être dans le monde pour l’analyser. D’où sans doute aussi les résistances au numérique, vécu comme une injonction sans alternative venu du « monde réel ». Je crois que la crise du coronavirus a été pour beaucoup un moment d’introspection, de réflexivité face au biologique, à la vulnérabilité, et un moment de déséquilibre des temporalités personnelles et professionnelles, qui a pu rendre insupportable les rappels incessants des délais hors-sol par les institutions.

Les potentialités du numérique

Les potentialités propres du numérique ont été souvent balayées d’un revers de main : dans mon institution, l’idée de faire des podcasts, des capsules vidéos comme les font les Youtubeurs scientifiques, un Mooc, d’occuper le terrain d’Internet (avoir nos pages sur Wikipedia, par exemple) n’a pas séduit grand-monde. De même, l’idée qu’une dose de « distanciel » pouvait faire gagner du temps (pas seulement pour les turbo-profs), et pouvait avoir des avantages clairs, comme dans le cas d’un webinaire une participation accrue de gens au-delà de l’endroit même où se tient la réunion, n’a pas été retenue. Ça renvoie à la fois à la faible maîtrise des outils et de leur champ d’action (tout le monde a brutalement découvert Zoom et Teams, mais Skype existe depuis bientôt 20 ans…), qui tue dans l’œuf tout ce qui serait envisageable, à une crainte de perdre des habitudes professionnelles, de s’inspirer du « privé » (comme si la technologie lui était réservée !), et peut-être aussi, plus confusément, à une vision de l’institution close sur elle-même, où il n’y aurait pas besoin de communiquer au-delà des pairs et des étudiants. Dès lors, il n’y aurait pas de raison de diffuser un séminaire en streaming ou de valoriser des résultats scientifiques.

Les réflexions sur le « monde d’après » n’ont pas manqué pendant la crise sanitaire, l’université peut-elle s’en tenir à l’écart ? Il y a déjà d’importants retours d’expérience sur des formes d’enseignement à distance, sur des pédagogies alternatives, et il y a en miroir un épuisement des formes existantes d’enseignement (le sempiternel exposé en TD, le cours d’amphi long et rébarbatif, etc.). Ailleurs, on connaît déjà le e-learning, les chaînes de Youtubeurs, les projets collaboratifs à distance, l’usage de supports audiovisuels en cours, les financements participatifs pour des projets éditoriaux. Plus le monde académique se tient à l’écart de ce qui se fait là, et plus il se condamne à se sentir technologiquement dépassé, voire un peu poussiéreux aux yeux des millenials. Si rien ne sort de ce moment de remise en cause professionnelle, si « pour que tout change il faut que tout reste comme avant », nous aurons perdu sur le front de l’ancien monde comme sur le front du nouveau.

28 juin 2020

 

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Pont brisé par Giancarlo Revolledo via Unsplash (image retournée).
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